{"id":114258,"date":"2021-07-19T11:02:57","date_gmt":"2021-07-19T09:02:57","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=114258"},"modified":"2021-07-19T14:12:17","modified_gmt":"2021-07-19T12:12:17","slug":"au-dela-de-letat-nation","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2021\/07\/19\/au-dela-de-letat-nation\/","title":{"rendered":"Au-del\u00e0 de l\u2019\u00c9tat-nation"},"content":{"rendered":"\n

Une des affirmations que l\u2019on entend le plus souvent \u00e0 propos de la politique internationale porte sur la transition d\u2019une \u00e8re \u00ab  westphalienne  \u00bb \u00e0 une autre \u00ab  post-westphalienne  \u00bb. De nombreux auteurs, qu\u2019ils soient chercheurs ou journalistes, utilisent ce cadre th\u00e9orique pour interroger des aspects essentiels de ce qui nous attend  : quelles responsabilit\u00e9s les soci\u00e9t\u00e9s multinationales doivent-elles avoir vis-\u00e0-vis des droits de l\u2019homme<\/span>1<\/sup><\/a><\/span> ? Comment la guerre va-t-elle \u00e9voluer au cours du vingt-et-uni\u00e8me si\u00e8cle<\/span>2<\/sup><\/a><\/span>  ? Les organisations internationales telles que les Nations unies ou l\u2019Union europ\u00e9enne vont-elles devenir de plus en plus autoritaires  ? <\/p>\n\n\n\n

L\u2019ordre westphalien con\u00e7oit la politique mondiale comme un syst\u00e8me d\u2019\u00c9tats souverains ind\u00e9pendants, lesquels seraient tous \u00e9gaux devant la loi. Le r\u00e9cit le plus populaire concernant ce syst\u00e8me politique montre comment celui-ci tire ses origines de la paix de Westphalie en 1648, se renforce en Europe, s\u2019\u00e9tend peu \u00e0 peu au reste du monde et, finalement, \u00e0 la fin du vingti\u00e8me si\u00e8cle, commence \u00e0 montrer les signes d\u2019un d\u00e9clin imminent. Pour ceux qui partagent cette perspective, une grande partie du pouvoir que les \u00c9tats poss\u00e9daient autrefois a \u00e9t\u00e9 redistribu\u00e9e \u00e0 diverses institutions et organisations non-\u00e9tatiques \u2013 que l\u2019on pense \u00e0 des organisations internationales bien connues comme l\u2019ONU, l\u2019UE, ou l\u2019Union africaine, \u00e0 des acteurs non-\u00e9tatiques violents comme ISIS, Boko Haram, ou les Talibans, ou encore \u00e0 des soci\u00e9t\u00e9s b\u00e9n\u00e9ficiant d\u2019une influence \u00e9conomique mondiale comme Facebook, Google, ou Amazon. Cette situation, poursuit-on g\u00e9n\u00e9ralement, aboutira \u00e0 un ordre politique international qui ressemblera davantage \u00e0 l\u2019Europe m\u00e9di\u00e9vale qu\u2019au syst\u00e8me politique mondiale du vingti\u00e8me si\u00e8cle<\/span>3<\/sup><\/a><\/span>.<\/p>\n\n\n\n

Il y a des d\u00e9saccords sur ce que signifie cet ordre \u00ab  post-westphalien  \u00bb. La question de savoir s\u2019il est souhaitable ou non que les organisations internationales puissent intervenir dans les affaires de l\u2019\u00c9tat est une source in\u00e9puisable de d\u00e9bats. Pourtant, il existe un vaste consensus quant aux \u00e9v\u00e9nements du r\u00e9cit qui nous ont men\u00e9s \u00e0 la situation actuelle. En somme, l\u2019id\u00e9e westphalienne offre aux analyses dominantes les fondations pour construire leur description de la politique internationale.<\/p>\n\n\n\n

Le probl\u00e8me avec ce r\u00e9cit, c\u2019est qu\u2019une bonne partie de ce qu\u2019il raconte est profond\u00e9ment erron\u00e9. Au cours des deux derni\u00e8res d\u00e9cennies, les chercheurs travaillant sur l\u2019histoire de l\u2019ordre international ont m\u00e9ticuleusement montr\u00e9 le d\u00e9calage entre le r\u00e9cit westphalien et les preuves historiques. L\u2019\u00c9tat-nation n\u2019est pas aussi ancien, et son \u00e9mergence pas aussi naturelle que ce qui est souvent pr\u00e9tendu. Bien comprendre cette histoire veut dire qu\u2019il nous faut fa\u00e7onner un autre r\u00e9cit des origines de notre ordre politique international \u2013 ce qui nous am\u00e8ne \u00e9galement \u00e0 pr\u00e9senter un autre futur possible.<\/p>\n\n\n\n

Au cours des deux derni\u00e8res d\u00e9cennies, les chercheurs travaillant sur l\u2019histoire de l\u2019ordre international ont m\u00e9ticuleusement montr\u00e9 le d\u00e9calage entre le r\u00e9cit westphalien et les preuves historiques. L\u2019\u00c9tat-nation n\u2019est pas aussi ancien, et son \u00e9mergence pas aussi naturelle que ce qui est souvent pr\u00e9tendu. <\/p>Claire Vergerio<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Ces questions sont cruciales aujourd\u2019hui. Si la p\u00e9riode post-guerre froide a en effet permis l\u2019essor d\u2019organisations non-\u00e9tatiques, ces derni\u00e8res ann\u00e9es divers dirigeants politiques de droite ont renforc\u00e9 l\u2019influence de l\u2019\u00c9tat-nation. Du fait du retour spectaculaire du nationalisme \u2013 du Brexit \u00e0 Donald Trump, en passant par l\u2019acc\u00e8s au pouvoir de Narendra Modi, Jair Bolsonaro, ou Viktor Orb\u00e1n \u2013, certains ont m\u00eame sp\u00e9cul\u00e9 sur le fait que, apr\u00e8s tout, la derni\u00e8re heure de l\u2019ordre westphalien n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pas arriv\u00e9e, alors que d\u2019autres soutiennent mordicus que ce ph\u00e9nom\u00e8ne n\u2019\u00e9tait que le dernier spasme d\u2019un syst\u00e8me \u00e0 l\u2019agonie. Bien comprendre l\u2019histoire du syst\u00e8me international a des implications cruciales pour ces deux positions.<\/p>\n\n\n\n

On a r\u00e9p\u00e9t\u00e9 \u00e0 des g\u00e9n\u00e9rations d\u2019\u00e9tudiants en relations internationales que c\u2019\u00e9tait la charte pan-europ\u00e9enne de la paix de Westphalie en 1648 qui avait cr\u00e9\u00e9 la structure politique que l\u2019on retrouve maintenant partout sur le globe  : un syst\u00e8me d\u2019\u00c9tat souverains \u00e9gaux, sinon mat\u00e9riellement, du moins en droit. Avec cette structure politique, continue le r\u00e9cit, ont \u00e9merg\u00e9 d\u2019autres caract\u00e9ristiques essentielles, telles que la doctrine de non-intervention, le respect de l\u2019int\u00e9grit\u00e9 territoriale, la tol\u00e9rance religieuse, ou encore la cons\u00e9cration de l\u2019\u00e9quilibre des puissances et l\u2019\u00e9mergence d\u2019une diplomatie europ\u00e9enne multilat\u00e9rale. D\u00e8s lors, la paix de Westphalie ne constitue pas seulement une borne chronologique mais, pour ainsi dire, une ancre pour notre monde moderne. Avec Westphalie, l\u2019Europe entre avec fracas dans la modernit\u00e9 politique et offre son mod\u00e8le au reste du monde.<\/p>\n\n\n\n

Au cours des derni\u00e8res d\u00e9cennies, les chercheurs travaillant sur l\u2019histoire de l\u2019ordre international \u2013 dans diverses disciplines, dont notamment l\u2019histoire globale, les relations internationales et le droit international \u2013 ont montr\u00e9 que ce r\u00e9cit traditionnel est non seulement faux mais encore diam\u00e9tralement oppos\u00e9 \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 historique. L\u2019article d\u2019Andreas Osiander, \u00ab Sovereignty, International Relations and the Westphalia Myth \u00bb, sans doute l\u2019exemple le plus reconnu de cet effort pour tordre le cou aux id\u00e9es re\u00e7ues, a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 il y a vingt ans maintenant<\/span>4<\/sup><\/a><\/span>. Comme ces chercheurs l\u2019ont soulign\u00e9, les trait\u00e9s de la paix de Westphalie, qui ont mis fin \u00e0 la guerre de Trente Ans (1618-1648) qui d\u00e9vastait l\u2019Europe, ne mentionnent aucunement la souverainet\u00e9 de l\u2019\u00c9tat ou le principe de non-intervention, et encore moins le souhait de r\u00e9organiser le syst\u00e8me politique europ\u00e9en. Loin de consacrer le principe de tol\u00e9rance religieuse, plus souvent connu sous les termes de cuius regio eius religio<\/em> (\u00ab  tel Prince, telle religion  \u00bb), qui a \u00e9t\u00e9 mis en place par le trait\u00e9 d\u2019Augsbourg en 1555, ces trait\u00e9s le remettaient en cause, jugeant qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 source d\u2019instabilit\u00e9. Par ailleurs, les trait\u00e9s ne mentionnent jamais le concept d\u2019\u00e9quilibre des puissances. En r\u00e9alit\u00e9, la paix de Westphalie renforce un syst\u00e8me de relations qui, pr\u00e9cis\u00e9ment, n\u2019\u00e9tait pas<\/em> fond\u00e9 sur le concept d\u2019\u00c9tat souverain, mais au contraire sur la r\u00e9affirmation du dispositif juridique complexe (Landeshoheit<\/em>) dont jouissait le Saint-Empire romain germanique, et qui autorisait des unit\u00e9s politiques autonomes \u00e0 former un conglom\u00e9rat plus large (\u00ab  l\u2019Empire  \u00bb) sans avoir de r\u00e9el gouvernement central. <\/p>\n\n\n\n

Une partie de la confusion actuelle s\u2019explique par le fait que l’on a rassembl\u00e9 tous les trait\u00e9s de paix majeurs sign\u00e9s en 1648 sous un seul et m\u00eame nom. Ce que nous appelons souvent le trait\u00e9 de Westphalie d\u00e9signe en r\u00e9alit\u00e9 deux trait\u00e9s  : sign\u00e9s entre mai et octobre 1648, ceux-ci \u00e9taient des accords entre le Saint-Empire romain et ses deux adversaires principaux, \u00e0 savoir la France (trait\u00e9 de M\u00fcnster) et la Su\u00e8de (trait\u00e9 d\u2019Osnabr\u00fcck). Chaque trait\u00e9 couvrait principalement les affaires internes du Saint-Empire romain et les \u00e9changes territoriaux bilat\u00e9raux de moindre importance avec la France et la Su\u00e8de. Outre ces deux accords, il y eut \u00e9galement un autre trait\u00e9 de M\u00fcnster entre l\u2019Espagne et les Pays-Bas, sign\u00e9 en janvier de la m\u00eame ann\u00e9e et mettant fin \u00e0 la guerre de Quatre-Vingt Ans, mais cet accord pr\u00e9alable n\u2019a presque aucun rapport avec les trait\u00e9s du Saint-Empire romain.<\/p>\n\n\n\n

Au-del\u00e0 de cette confusion, comment ce r\u00e9cit trompeur a-t-il pu devenir si populaire  ? La mythologie de ces trait\u00e9s ne s\u2019est mise en place \u00e0 proprement parler qu\u2019au tournant du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, alors que les historiens europ\u00e9ens se tournaient vers les temps modernes pour fabriquer des r\u00e9cits qui appuyaient leur vision du monde. Comme les chercheurs Richard Devetak<\/span>5<\/sup><\/a><\/span> et Edward Keene<\/span>6<\/sup><\/a><\/span> l\u2019ont expliqu\u00e9, les historiens conservateurs de cette p\u00e9riode (particuli\u00e8rement ceux de l\u2019\u00e9cole historique allemande de G\u00f6ttingen) souhaitaient d\u00e9peindre la p\u00e9riode pr\u00e9-1789 du continent europ\u00e9en comme un syst\u00e8me ordonn\u00e9 d\u2019\u00c9tats, caract\u00e9ris\u00e9 par la retenue et le respect mutuel, et qui avait \u00e9t\u00e9 menac\u00e9 par l\u2019imp\u00e9rialisme expansionniste de Napol\u00e9on. Cette r\u00e9invention de l\u2019histoire europ\u00e9enne moderne faisait partie d\u2019un projet plus large et maintenant bien \u00e9tudi\u00e9 visant \u00e0 pr\u00e9senter la mont\u00e9e d\u2019un syst\u00e8me international et le pouvoir europ\u00e9en mondial de telle fa\u00e7on qu\u2019ils apparaissent comme le r\u00e9sultat d\u2019un processus lin\u00e9aire, in\u00e9vitable et pr\u00e9cieux<\/span>7<\/sup><\/a><\/span>. Les Europ\u00e9ens, poursuit ce r\u00e9cit, \u00e9taient les seuls \u00e0 \u00eatre moderne dans leur organisation politique, et ils firent don de celui-ci au reste du monde.<\/p>\n\n\n\n

Au-del\u00e0 de cette confusion, comment ce r\u00e9cit trompeur a-t-il pu devenir si populaire  ? La mythologie de ces trait\u00e9s ne s\u2019est mise en place \u00e0 proprement parler qu\u2019au tournant du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, alors que les historiens europ\u00e9ens se tournaient vers les temps modernes pour fabriquer des r\u00e9cits qui appuyaient leur vision du monde. <\/p> Claire Vergerio <\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Comme l\u2019explique Osiander, c\u2019est en recyclant la propagande du dix-septi\u00e8me si\u00e8cle que l’on a donn\u00e9 une place de choix \u00e0 la paix de Westphalie dans ce nouveau r\u00e9cit historique. En cherchant l\u2019histoire d\u2019\u00c9tats se battant pour leur souverainet\u00e9 contre la domination imp\u00e9riale, les historiens du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle ont trouv\u00e9 exactement ce dont ils avaient besoin dans les discours anti-Habsbourg qui avaient \u00e9t\u00e9 diss\u00e9min\u00e9s par les couronnes fran\u00e7aise et su\u00e9doise durant la guerre de Trente Ans.<\/p>\n\n\n\n

Les historiens du vingti\u00e8me si\u00e8cle ont pouss\u00e9 ce r\u00e9cit plus loin encore. Comme cela est souvent le cas pour les mythes fondateurs, un article semble avoir \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement influent, surtout dans le domaine des relations internationales et du droit international  : l\u2019essai de Leo Gross \u00ab The Peace of Westphalia  : 1648-1948 \u00bb, publi\u00e9 en 1948 dans l\u2019American Journal of International Law<\/em><\/span>8<\/sup><\/a><\/span>. D\u00e9cr\u00e9t\u00e9 \u00ab  ind\u00e9modable  \u00bb et \u00ab  pr\u00e9curseur  \u00bb \u00e0 l\u2019\u00e9poque, l\u2019article c\u00e9l\u00e9brait l\u2019\u00e9mergence de l\u2019ordre post-Seconde Guerre mondiale en \u00e9tablissant une g\u00e9n\u00e9alogie prestigieuse. En comparant la charte de l\u2019ONU de 1945 au trait\u00e9 de Westphalie, Gross reprit le r\u00e9cit de trait\u00e9s r\u00e9inventant la souverainet\u00e9 nationale et permettant ainsi la libert\u00e9, l\u2019\u00e9galit\u00e9, la non-intervention et toutes les autres vertus suppos\u00e9es. Il remarqua toutefois que le texte des trait\u00e9s ne refl\u00e9tait gu\u00e8re ces id\u00e9es, mais il fit alors appel aux principes g\u00e9n\u00e9raux qui, supposa-t-il, devaient \u00e9tayer ces accords. Ceux qui, apr\u00e8s lui, cit\u00e8rent son travail, poursuivirent la construction du mythe  : dans le meilleur des cas, ils s\u00e9lectionn\u00e8rent quelques clauses sur les affaires internes du Saint-Empire romain et les brandirent en guise de fondations pour un nouvel ordre pan-Europ\u00e9en. Le plus souvent, ils se content\u00e8rent de mettre de c\u00f4t\u00e9 cet \u00e9cart entre le r\u00e9cit de Westphalie et le contenu des trait\u00e9s eux-m\u00eames.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019en suis arriv\u00e9 \u00e0 la conclusion suivante  : le mythe s\u2019est maintenu principalement parce que les efforts pour le r\u00e9futer ne sont pas parvenus \u00e0 offrir un r\u00e9cit alternatif clair et convaincant. La solution \u00e0 la d\u00e9b\u00e2cle de Westphalie serait donc de pr\u00e9senter un r\u00e9cit alternatif faisant davantage preuve d\u2019exactitude historique, un r\u00e9cit qui refl\u00e8terait le processus bien plus complexe qui a men\u00e9 \u00e0 l\u2019ordre international moderne.<\/p>\n\n\n\n

Voici, par exemple, un r\u00e9cit qui, quoique incomplet, est plus juste. Jusqu\u2019\u00e0 la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, l\u2019ordre international s\u2019appuyait sur un patchwork <\/em>d\u2019entit\u00e9s politiques diverses. Bien qu\u2019une distinction soit souvent faite entre le continent europ\u00e9en et le reste du monde, les travaux r\u00e9cents nous rappellent que les entit\u00e9s politiques europ\u00e9ennes \u00e9taient \u00e9galement relativement h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes jusqu\u2019\u00e0 la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Alors que certaines de ces communaut\u00e9s politiques \u00e9taient des \u00c9tats souverains, d\u2019autres incluaient des formations composites comme le Saint-Empire romain et la R\u00e9publique des Deux Nations (qui regroupait la Pologne et le grand-duch\u00e9 de Lituanie), au sein desquels les droits souverains \u00e9taient divis\u00e9s de fa\u00e7on complexe.<\/p>\n\n\n\n

En effet, une grande partie de ce que nous tenons pour acquis quant \u00e0 l\u2019organisation normale du syst\u00e8me international est de fabrique relativement r\u00e9cente. Ce n\u2019est qu\u2019au dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle que l\u2019\u00c9tat souverain devint la norme, alors que des entit\u00e9s comme le Saint-Empire romain laissaient peu \u00e0 peu place \u00e0 des \u00c9tats souverains comme l\u2019Allemagne. On l\u2019oublie souvent, mais l\u2019Am\u00e9rique latine connut \u00e9galement une transition vers un syst\u00e8me d\u2019\u00c9tats souverains durant la p\u00e9riode, au gr\u00e9 de ses r\u00e9volutions anticoloniales successives. Ce syst\u00e8me devint par la suite l\u2019ordre international par d\u00e9faut \u00e0 travers la d\u00e9colonisation dans les ann\u00e9es 1950 et 1970, alors que les \u00c9tats souverains rempla\u00e7aient les empires \u00e0 travers le monde. Au cours de cette transition, diverses possibilit\u00e9s alternatives furent consid\u00e9r\u00e9es, notamment \u2013 jusque dans les ann\u00e9es 1950 \u2013 des formes de f\u00e9d\u00e9rations et de conf\u00e9d\u00e9rations qui ont depuis largement disparu. Au cours des derni\u00e8res d\u00e9cennies, l\u2019\u00c9tat a non seulement triomph\u00e9 en tant que seul \u00e9l\u00e9ment l\u00e9gitime du syst\u00e8me international, mais il a \u00e9galement fa\u00e7onn\u00e9 notre imagination collective de telle sorte que nous sommes convaincus que cela a \u00e9t\u00e9 la norme depuis 1648.<\/p>\n\n\n\n

Au cours des derni\u00e8res d\u00e9cennies, l\u2019\u00c9tat a non seulement triomph\u00e9 en tant que seul \u00e9l\u00e9ment l\u00e9gitime du syst\u00e8me international, mais il a \u00e9galement fa\u00e7onn\u00e9 notre imagination collective de telle sorte que nous sommes convaincus que cela a \u00e9t\u00e9 la norme depuis 1648. <\/p> Claire Vergerio <\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Jusqu\u2019en 1800, toute l\u2019Europe se trouvant \u00e0 l\u2019Est de la fronti\u00e8re fran\u00e7aise ne ressemblait en rien \u00e0 ce qu\u2019elle est maintenant. Comme le d\u00e9crit l\u2019historien Peter H. Wilson dans son ouvrage r\u00e9cent Heart of Europe<\/em> (2020), le Saint-Empire romain, longtemps snob\u00e9 par les historiens de l\u2019\u00c9tat-nation, avait alors mille ans d\u2019existence<\/span>9<\/sup><\/a><\/span>. \u00c0 son apog\u00e9e, il repr\u00e9sentait un tiers de l\u2019Europe continentale. Il continuera d\u2019exister pendant encore six ans avant sa dissolution sous la pression des invasions napol\u00e9oniennes et son remplacement temporaire par la Conf\u00e9d\u00e9ration du Rhin (1806-1813), sous domination fran\u00e7aise, puis par la Conf\u00e9d\u00e9ration germanique (1815-1866).<\/p>\n\n\n\n

Cette derni\u00e8re s\u2019apparentait au Saint-Empire romain de bien des fa\u00e7ons, et ne ressemblait gu\u00e8re \u00e0 un \u00c9tat-nation. Une large partie de son territoire recoupait \u2013 de fa\u00e7on soi-disant \u00ab  pr\u00e9moderne  \u00bb \u2013 le territoire de la monarchie Habsbourg, un autre \u00ab  \u00c9tat composite  \u00bb qui entama son processus de centralisation plus t\u00f4t que le Saint-Empire romain mais qui, jusqu\u2019\u00e0 la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, ne ressemblait \u00e9galement que peu \u00e0 un \u00c9tat-nation. Il se consolida et aboutit \u00e0 l\u2019Empire autrichien (1804-1867), puis \u00e0 l\u2019Empire austro-hongrois (1867-1918), mais l\u2019accord de 1867 accorda \u00e0 la Hongrie une autonomie importante et l\u2019autorisa de fait \u00e0 gouverner son propre petit empire. Pendant ce temps, plus au sud, ce que nous appelons l\u2019Italie \u00e9tait toujours un assemblage de royaumes (la Sardaigne, les Deux-Siciles, la Lombardie-V\u00e9n\u00e9tie sous l\u2019autorit\u00e9 de la couronne autrichienne), de duch\u00e9s (notamment Parme, Mod\u00e8ne et la Toscane) et d\u2019\u00c9tats papaux, alors que les territoires plus \u00e0 l\u2019Est \u00e9taient gouvern\u00e9s par l\u2019Empire ottoman. Ce n\u2019est qu\u2019au milieu du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle que la carte de l\u2019Europe commen\u00e7a \u00e0 ressembler \u00e0 un groupe d\u2019\u00c9tats-nations  : la Belgique et la Gr\u00e8ce apparurent en 1830, alors que les unifications italienne et allemande ne furent achev\u00e9es qu\u2019en 1871. <\/p>\n\n\n\n

Nous avons l\u2019habitude de penser \u00e0 l\u2019Europe comme au premier exemple historique d\u2019un syst\u00e8me d\u2019\u00c9tats souverains v\u00e9ritables, mais, en r\u00e9alit\u00e9, l\u2019Am\u00e9rique latine est parvenue \u00e0 cette forme d\u2019organisation politique \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame moment. Apr\u00e8s trois si\u00e8cles de domination imp\u00e9riale, la r\u00e9gion a \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin d\u2019un red\u00e9coupage de sa g\u00e9ographie politique du fait des R\u00e9volutions atlantiques de la fin du dix-huiti\u00e8me si\u00e8cle et du d\u00e9but du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Suivant la trace des \u00c9tats-Unis (1776) et de Ha\u00efti (1804), elle a fait l\u2019exp\u00e9rience d\u2019une s\u00e9rie de guerres d\u2019ind\u00e9pendance, de telle sorte qu\u2019en 1826, \u00e0 part quelques exceptions, les empires espagnol et portugais avaient \u00e9t\u00e9 compl\u00e8tement expuls\u00e9s. Bien entendu, la Grande-Bretagne obtint rapidement le contr\u00f4le du commerce dans la r\u00e9gion du fait d\u2019une combinaison agressive de mesures \u00e9conomiques et diplomatiques, souvent appel\u00e9es \u00ab  l\u2019empire informel  \u00bb. Toutefois, elle interagissait maintenant avec des \u00c9tats formellement souverains.<\/p>\n\n\n\n

Durant le reste du si\u00e8cle, les structures de souverainet\u00e9 f\u00e9d\u00e9rale qui avaient \u00e9merg\u00e9 des suites de l\u2019ind\u00e9pendance \u2013 la Grande Colombie (1819-1831), la R\u00e9publique f\u00e9d\u00e9rale d\u2019Am\u00e9rique centrale (1823-1841) et les Provinces-Unies du R\u00edo de la Plata (1810-1831) \u2013 sombr\u00e8rent dans des guerres civiles sanglantes qui dur\u00e8rent des d\u00e9cennies, opposant les r\u00e9gions aux gouvernements centralis\u00e9s, et menant \u00e0 de nombreuses tentatives de reconstruction de conglom\u00e9rats politiques plus larges. Ainsi, de la m\u00eame fa\u00e7on qu\u2019en Europe de l\u2019Ouest, ce n\u2019est qu\u2019\u00e0 la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle que la r\u00e9gion se stabilisa en un syst\u00e8me d\u2019\u00c9tats-nations ressemblant \u00e0 ce qu\u2019il est de nos jours. Il semble aujourd\u2019hui possible d\u2019offrir un r\u00e9cit similaire pour l\u2019Am\u00e9rique du Nord, comme le propose l\u2019historienne Rachel St John dans son projet en cours, The Imagined States of America : the Unmanifest History of Nineteenth-century North America<\/em>.<\/p>\n\n\n\n

Les empires ont, bien entendu, continu\u00e9 \u00e0 prosp\u00e9rer malgr\u00e9 la popularit\u00e9 grandissante des \u00c9tats-nations. Jusqu\u2019\u00e0 la Seconde Guerre mondiale, le monde a \u00e9t\u00e9 domin\u00e9 par des empires et par les structures d\u2019autorit\u00e9 politique h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes que ceux-ci ont cr\u00e9\u00e9. Quand la d\u00e9colonisation a commenc\u00e9 apr\u00e8s 1945, l\u2019\u00c9tat-nation n\u2019\u00e9tait pas la seule possibilit\u00e9. Dans Worldmaking after Empire<\/em>(2019), Adom Getachew d\u00e9crit le \u00ab  moment f\u00e9d\u00e9ral  \u00bb de l\u2019Afrique anglophone, lorsque les dirigeants des diff\u00e9rents mouvements ind\u00e9pendantistes du continent discutaient la possibilit\u00e9 d\u2019organiser une Union des \u00c9tats africains dans la r\u00e9gion, et une F\u00e9d\u00e9ration des Indes occidentales dans les Cara\u00efbes<\/span>10<\/sup><\/a><\/span>. Prenant mod\u00e8le sur les \u00c9tats-Unis, qui offraient l\u2019exemple d\u2019une f\u00e9d\u00e9ration post-imp\u00e9riale florissante, ils ont alors caress\u00e9 l\u2019id\u00e9e d\u2019un \u00c9tat f\u00e9d\u00e9ral centralis\u00e9, mais ont \u00e9chou\u00e9 \u00e0 se mettre d\u2019accord avec ceux qui pr\u00e9f\u00e9raient une f\u00e9d\u00e9ration moins contraignante, qui laisserait plus de pouvoir de d\u00e9cision et de souverainet\u00e9 entre les mains de chaque \u00c9tat.<\/p>\n\n\n\n

Jusqu\u2019\u00e0 la Seconde Guerre mondiale, le monde a \u00e9t\u00e9 domin\u00e9 par des empires et par les structures d\u2019autorit\u00e9 politique h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes que ceux-ci ont cr\u00e9\u00e9. Quand la d\u00e9colonisation a commenc\u00e9 apr\u00e8s 1945, l\u2019\u00c9tat-nation n\u2019\u00e9tait pas la seule possibilit\u00e9. <\/p> Claire Vergerio <\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

En ce qui concerne les colonies africaines francophones, l\u2019\u00e9cart avec le mod\u00e8le de l\u2019\u00c9tat-nation \u00e9tait encore plus remarquable. Comme Frederick Cooper l\u2019a d\u00e9crit dans Citizenship between Empire and Nation<\/em> (2014), le triomphe ultime de l\u2019\u00c9tat-nation ici a r\u00e9sult\u00e9 des d\u00e9saccords entre le gouvernement fran\u00e7ais en m\u00e9tropole et les dirigeants et penseurs africains qui ont men\u00e9 le processus de d\u00e9colonisation \u2013 de Mamadou Dia, le premier ministre du S\u00e9n\u00e9gal, \u00e0 L\u00e9opold S\u00e9dar Senghor, l\u2019un des th\u00e9oriciens de la n\u00e9gritude<\/span>11<\/sup><\/a><\/span>. Initialement, la conversation portait essentiellement sur des formations politiques qui ne seraient ni des empires, ni des \u00c9tats-nations, mais des f\u00e9d\u00e9rations et des conf\u00e9d\u00e9rations qui imaginaient la citoyennet\u00e9 comme un faisceau de droits qui ne recoupaient pas n\u00e9cessairement le statut de nation. L\u2019id\u00e9e impliquait une f\u00e9d\u00e9ration de<\/em> nations, et non une f\u00e9d\u00e9ration en guise de <\/em>nation, comme pour les \u00c9tats-Unis. Chaque communaut\u00e9 aurait son propre gouvernement et son identit\u00e9, mais les diverses communaut\u00e9s agiraient ensemble, et offriraient une forme partag\u00e9e de citoyennet\u00e9 au sein d\u2019un \u00e9tat multinational. <\/p>\n\n\n\n

Cette forme \u00ab  d\u2019anticolonialisme antinationaliste  \u00bb se retrouva finalement confront\u00e9 au refus du gouvernement fran\u00e7ais de distribuer les ressources de la m\u00e9tropole au sein d\u2019un r\u00e9seau de citoyens \u00e9largi. Pourtant, nous devrions nous arr\u00eater un instant sur le fait qu\u2019elle fut s\u00e9rieusement discut\u00e9e. Bien entendu, dans le contexte de la d\u00e9colonisation, le triomphe de l\u2019\u00c9tat-nation repr\u00e9sentait une victoire ultime pour les peuples colonis\u00e9s contre leurs oppresseurs de longue date. Mais cela a aussi rompu le lien entre des r\u00e9gions et des histoires partag\u00e9es et a cr\u00e9\u00e9 ses propres dynamiques d\u2019oppression, en premier lieu pour ceux \u00e0 qui l\u2019on a refus\u00e9 la possibilit\u00e9 d\u2019\u00e9tablir leur propre \u00c9tat  : les peuples indig\u00e8nes, les nations sans \u00c9tat, les minorit\u00e9s<\/span>12<\/sup><\/a><\/span>. Le pouvoir \u00e9crasant de ces constructions \u00e9tatiques, qui ont presque enti\u00e8rement \u00e9radiqu\u00e9 les populations indig\u00e8nes dans les colonies de peuplement comme les \u00c9tats-Unis et l\u2019Australie, se fit aussi ressentir dans les situations dans lesquelles la construction \u00e9tatique \u00e9tait une arme contre l\u2019empire. S\u2019il est vrai que le faible l\u2019a, \u00e0 juste titre, emport\u00e9, ce fut parfois au d\u00e9triment d\u2019autres plus faibles encore. <\/p>\n\n\n\n

Cela aurait-il pu se passer diff\u00e9remment  ? Les analyses contrefactuelles sont un jeu dangereux dans la r\u00e9flexion historique. Ce qui appara\u00eet clairement n\u00e9anmoins, c\u2019est qu\u2019\u00e0 peine soixante-dix ans plus t\u00f4t, ce que nous consid\u00e9rons de nos jours comme une fa\u00e7on \u00e9vidente d\u2019organiser les communaut\u00e9s politiques \u00e9tait seulement une option parmi plusieurs autres disponibles dans notre imagination collective.<\/p>\n\n\n\n

Cet autre r\u00e9cit, expliquant comment nous en sommes arriv\u00e9s \u00e0 l\u2019ordre international moderne, a des cons\u00e9quences importantes sur la fa\u00e7on dont nous envisageons le pass\u00e9. Il a \u00e9galement de s\u00e9rieuses cons\u00e9quences sur la fa\u00e7on dont nous pensons le pr\u00e9sent. <\/p>\n\n\n\n

D\u2019abord, cela nous oblige \u00e0 penser \u00e0 nouveaux frais les causes de la stabilit\u00e9 internationale. Le r\u00e9cit habituel associe l\u2019ordre international avec l\u2019existence d\u2019un syst\u00e8me d\u2019\u00c9tats souverains, mais l\u2019histoire alternative sugg\u00e8re que la p\u00e9riode qui suit 1648 \u00e9tait caract\u00e9ris\u00e9e par la survivance de diverses communaut\u00e9s politiques. En ce qui concerne le continent europ\u00e9en, le Saint-Empire romain est l\u2019exemple le plus marquant d\u2019une telle communaut\u00e9 politique, laquelle continua \u00e0 faire l\u2019exp\u00e9rience de diff\u00e9rentes formes d\u2019agr\u00e9gation des droits souverains jusqu\u2019\u00e0 son effondrement en 1806. Par cons\u00e9quent, la stabilit\u00e9 relative de la p\u00e9riode qui suit 1648 serait peut-\u00eatre davantage due \u00e0 la diversit\u00e9 de communaut\u00e9s politiques sur le continent qu\u2019\u00e0 la suppos\u00e9e \u00e9mergence d\u2019un syst\u00e8me homog\u00e8ne d\u2019\u00c9tats-nations. Certains chercheurs ont regard\u00e9 au-del\u00e0 des fronti\u00e8res de l\u2019Europe, et ont d\u2019ores-et-d\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9 de telles dynamiques de stabilit\u00e9 \u00e0 travers diff\u00e9rentes formes d\u2019organisations politiques dans d\u2019autres r\u00e9gions o\u00f9 des empires mondiaux se construisaient, comme on peut par exemple le voir dans l\u2019\u00e9tude sur l\u2019oc\u00e9an Indien faite par Andrew Philips et J.C. Sharman, International Order in Diversity <\/em>(2015)<\/span>13<\/sup><\/a><\/span>. Cette p\u00e9riode sugg\u00e8re donc qu\u2019un syst\u00e8me international dans lequel le pouvoir est partag\u00e9 entre diff\u00e9rentes sortes d\u2019acteurs pourrait bien se r\u00e9v\u00e9ler relativement stable.<\/p>\n\n\n\n

Le r\u00e9cit habituel associe l\u2019ordre international avec l\u2019existence d\u2019un syst\u00e8me d\u2019\u00c9tats souverains, mais l\u2019histoire alternative sugg\u00e8re que la p\u00e9riode qui suit 1648 \u00e9tait caract\u00e9ris\u00e9e par la survivance de diverses communaut\u00e9s politiques. <\/p> Claire Vergerio <\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Par ailleurs, prendre ce r\u00e9cit alternatif au s\u00e9rieux nous force \u00e0 repenser la fa\u00e7on dont nous envisageons l\u2019influence des acteurs non-\u00e9tatiques de nos jours. S\u2019il fallait ne citer qu\u2019un seul exemple, m\u00eame les soci\u00e9t\u00e9s multinationales contemporaines les plus puissantes \u2013 Facebook, Google, Amazon, Apple et le reste \u2013 sont bien plus limit\u00e9es dans leurs pouvoirs formels que les fameuses compagnies mercantiles, qui \u00e9taient des acteurs centraux dans l\u2019ordre international jusqu\u2019au milieu du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Les deux plus importantes, les Compagnies des Indes orientales britannique et hollandaise, fond\u00e9es en 1600 et 1602 respectivement, accumul\u00e8rent un pouvoir extraordinaire au cours de leurs deux si\u00e8cles d\u2019existence, devenant les premiers promoteurs de l\u2019expansion imp\u00e9rialiste europ\u00e9enne<\/span>14<\/sup><\/a><\/span>. Alors que ces compagnies commenc\u00e8rent comme des entreprises marchandes cherchant \u00e0 rejoindre le lucratif r\u00e9seau commercial de l\u2019Asie, elles ont peu \u00e0 peu form\u00e9 des projets plus ambitieux et, \u00e0 partir de leurs avant-postes en Inde et en Indon\u00e9sie, sont devenues de v\u00e9ritables communaut\u00e9s politiques autonomes. Elles \u00e9taient, comme divers chercheurs l\u2019affirment maintenant, \u00ab  des compagnies-\u00c9tats  \u00bb, des acteurs hybrides tout \u00e0 la fois priv\u00e9s et publics, qui \u00e9taient l\u00e9galement autoris\u00e9s \u00e0 r\u00e9gner sur des sujets, \u00e0 battre monnaie et \u00e0 livrer des guerres. De ce point de vue, les acteurs contemporains non-\u00e9tatiques sont toujours relativement faibles compar\u00e9s aux \u00c9tats qui monopolisent toujours davantage de pouvoirs formels que tous les autres acteurs dans le syst\u00e8me international.<\/p>\n\n\n\n

Cela ne veut pas dire qu\u2019il n\u2019y a pas de quoi s\u2019alarmer du pouvoir grandissant des soci\u00e9t\u00e9s multinationales. Il s\u2019agit plut\u00f4t d\u2019affirmer que, dans nos efforts pour limiter l\u2019impact d\u00e9l\u00e9t\u00e8re de ces soci\u00e9t\u00e9s, nous devons nous garder de sugg\u00e9rer que la faute en revient \u00e0 un affaiblissement sans pr\u00e9c\u00e9dent de l\u2019\u00c9tat et donc que la solution serait d\u2019\u00e9tendre<\/em> le pouvoir de l\u2019\u00c9tat. Une perspective historique plus juste ouvre la voie pour explorer les possibilit\u00e9s qu\u2019offrent des organisations alternatives de gouvernance, tant \u00e0 l\u2019\u00e9chelle nationale qu\u2019internationale. <\/p>\n\n\n\n

Enfin, le mythe de Westphalie tend \u00e0 nier toute preuve historique qui laisserait entendre que le syst\u00e8me reposant sur les \u00c9tats n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 in\u00e9vitable au cours des presque quatre cents derni\u00e8res ann\u00e9es. Sans nul doute, les \u00c9tats furent importants apr\u00e8s 1648, mais il en est de m\u00eame pour toutes sortes d\u2019autres acteurs, des compagnies marchandes aux communaut\u00e9s politiques semi-souveraines, en passant par toutes sortes d\u2019empires plus ou moins formellement structur\u00e9s. Ce syst\u00e8me n\u2019a v\u00e9ritablement commenc\u00e9 \u00e0 tomber en ruine qu\u2019au dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, alors que certaines de ses caract\u00e9ristiques persistaient m\u00eame jusqu\u2019au vingti\u00e8me si\u00e8cle. \u00c0 travers ce prisme, le soi-disant \u00ab  ordre westphalien  \u00bb commence s\u00e9rieusement \u00e0 ressembler davantage \u00e0 une anomalie qu\u2019\u00e0 un statu quo.<\/p>\n\n\n\n

Pour comprendre pourquoi remettre en perspective l\u2019\u00c9tat a un tant soit peu d\u2019importance, prenons un exemple historique. Il y a seulement soixante ans, les d\u00e9fis auxquels les peuples colonis\u00e9s faisaient face dans leur lutte pour la libert\u00e9 \u00e9taient exacerb\u00e9s par le fait que, comme ils n\u2019\u00e9taient pas des \u00c9tats eux-m\u00eames, ils n\u2019avaient presque pas de droits reconnus par la loi sur le plan international contre les \u00c9tats qu\u2019ils souhaitaient d\u00e9fier. Et notamment, ils n\u2019\u00e9taient pas autoris\u00e9s \u00e0 user de la force contre leurs occupants  : s\u2019ils le faisaient, le droit domestique et international les auraient consid\u00e9r\u00e9s comme des criminels plut\u00f4t que comme des combattants, et ce quelles que soient la l\u00e9gitimit\u00e9 de leur cause et leur habilit\u00e9 \u00e0 s\u2019organiser dans un r\u00e9seau complexe de mouvements de lib\u00e9ration nationale. Alors que, dans la majorit\u00e9 des cas, ils sont finalement parvenus \u00e0 leur fins et ont trouv\u00e9 une place \u00e0 la table de la diplomatie mondiale en formant leurs propres \u00c9tats ind\u00e9pendants, le chemin vers la libert\u00e9 aurait \u00e9t\u00e9 bien moins escarp\u00e9 s\u2019ils avaient pu d\u00e8s le d\u00e9but jouir d\u2019un minimum de droits en tant qu\u2019acteurs collectifs.<\/p>\n\n\n\n

Lorsqu\u2019on se confronte \u00e0 l\u2019histoire, la centralit\u00e9 actuelle du syst\u00e8me \u00e9tatique en tant que fondement de l\u2019ordre international appara\u00eet comme r\u00e9cente et relativement bien-portante, et non pas comme un syst\u00e8me vieux de plusieurs si\u00e8cles sur le point de s\u2019effondrer. La stratification de la souverainet\u00e9 au sein de communaut\u00e9s politiques comme l\u2019UE, l\u2019\u00e9mergence du pouvoir des soci\u00e9t\u00e9s multinationales, la pro\u00e9minence de groupes violents qui ne sont pas consid\u00e9r\u00e9s comme des \u00ab  \u00c9tats  \u00bb, aucun de ces d\u00e9veloppements n\u2019est fondamentalement en d\u00e9calage avec la fa\u00e7on dont les relations internationales ont fonctionn\u00e9 au cours des 373 derni\u00e8res ann\u00e9es. Ce qui est v\u00e9ritablement nouveau, dans une perspective de longue dur\u00e9e, c\u2019est le triomphe de l\u2019\u00c9tat dans le monde entier, et notre incapacit\u00e9 \u00e0 imaginer des fa\u00e7ons d\u2019organiser le monde qui n\u2019impliqueraient pas soit des \u00c9tats-nations soit des organisations d\u2019\u00c9tats-nations.<\/p>\n\n\n\n

La stratification de la souverainet\u00e9 au sein de communaut\u00e9s politiques comme l\u2019Union europ\u00e9enne, l\u2019\u00e9mergence du pouvoir des soci\u00e9t\u00e9s multinationales, la pro\u00e9minence de groupes violents qui ne sont pas consid\u00e9r\u00e9s comme des \u00ab  \u00c9tats  \u00bb, aucun de ces d\u00e9veloppements n\u2019est fondamentalement en d\u00e9calage avec la fa\u00e7on dont les relations internationales ont fonctionn\u00e9 au cours des 373 derni\u00e8res ann\u00e9es. <\/p> Claire Vergerio <\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

L\u2019entretien que le chercheur en science politique Francis Fukuyama a donn\u00e9 dans Noema<\/em> est r\u00e9v\u00e9lateur \u00e0 cet \u00e9gard<\/span>15<\/sup><\/a><\/span>. Alors que l’on l\u2019interrogeait afin de savoir s\u2019il jugeait l\u2019\u00c9tat-nation dor\u00e9navant inadapt\u00e9 face aux probl\u00e8mes mondiaux les plus pressants, Fukuyama reconnaissait que de tels \u00ab  d\u00e9fis ne peuvent pas \u00eatre relev\u00e9s par des \u00c9tats individuels  \u00bb. Mais, continua-t-il, \u00ab  combien de ces d\u00e9fis pourraient \u00eatre relev\u00e9s si les \u00c9tats existants collaboraient mieux  ?  \u00bb. Le magazine r\u00e9sume ainsi cette perspective  : \u00ab  Face aux d\u00e9fis plan\u00e9taires, l\u2019\u00c9tat-nation est tout \u00e0 la fois le probl\u00e8me et la solution  \u00bb. M\u00eame les penseurs qui souhaitent limiter l\u2019\u00c9tat-nation ne parviennent pas \u00e0 se lib\u00e9rer du carcan \u00e9tatique qui contraint l\u2019imagination politique contemporaine. Les d\u00e9bats sur les institutions supranationales souffrent d\u2019une \u00e9troitesse de vue similaire  : faut-il accorder plus de pouvoir aux \u00c9tats ou aux organisations internationales, lesquelles, in fine<\/em>, reposent fondamentalement sur ces m\u00eames \u00c9tats ? En pleine crise mondiale, que l\u2019on pense au COVID-19 ou \u00e0 l\u2019urgence climatique, il est n\u00e9cessaire de trouver des possibilit\u00e9s alternatives \u00e0 nos visions \u00e9cul\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n

Il y a donc bien davantage en jeu, dans nos discussions sur l\u2019ordre international, que des chicaneries sur la p\u00e9riodisation historique. La repr\u00e9sentation fautive de l\u2019histoire du syst\u00e8me international profite aux hommes forts du nationalisme, qui se donnent \u00e0 voir comme sauvant le monde de l\u2019effondrement dans l\u2019anarchie qui r\u00e9sulterait de l\u2019absence d\u2019\u00c9tats, et d\u2019un contr\u00f4le des soci\u00e9t\u00e9s multinationales qui se moquent bien des all\u00e9geances nationales. Plus largement, bien comprendre cette histoire signifie poser les bons cadres pour nos discussions. Accorder du pouvoir \u00e0 des acteurs autres que les \u00c9tats n’est pas toujours une bonne id\u00e9e, mais nous devons refuser le faux dilemme entre le retour du nationalisme, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, et le triomphe d\u2019entit\u00e9s non-d\u00e9mocratiques, de l\u2019autre. <\/p>\n\n\n\n

Il est donc temps d\u2019exploiter une compr\u00e9hension plus juste de notre pass\u00e9 afin d\u2019imaginer un futur moins destructeur. Disposer ainsi d\u2019un r\u00e9cit alternatif de notre trajectoire ne nous offre aucune solution toute faite, mais cela ouvre la voie pour envisager un ordre international qui laisserait une place \u00e0 une plus grande diversit\u00e9 de communaut\u00e9s politiques, et qui restaurerait l\u2019\u00e9quilibre entre les droits des \u00c9tats et les droits d\u2019autres collectivit\u00e9s. Aujourd\u2019hui, la norme consiste en ce que les \u00c9tats b\u00e9n\u00e9ficient de bien davantage de droits que toute autre collectivit\u00e9 \u2013 des peuples indig\u00e8nes aux mouvements sociaux transnationaux \u2013 tout simplement parce que ce sont des \u00c9tats. Mais la raison pour laquelle cela devrait \u00eatre le seul cadre th\u00e9orique pour notre imagination collective n\u2019est en rien \u00e9vidente, et encore moins si sa l\u00e9gitimit\u00e9 repose sur une histoire du syst\u00e8me international qui a depuis longtemps \u00e9t\u00e9 r\u00e9fut\u00e9e. Le mythe de Westphalie a finalement lourdement nuit \u00e0 notre capacit\u00e9 d\u2019imaginer de fa\u00e7on cr\u00e9ative des r\u00e9ponses aux d\u00e9fis plan\u00e9taires qui d\u00e9passent tant les fronti\u00e8res que les niveaux d\u2019organisation gouvernementale, r\u00e9ponses qui peuvent \u00eatre faites \u00e0 des \u00e9chelles diff\u00e9rentes, du quartier, du village ou de la ville jusqu\u2019aux institutions internationales. <\/p>\n\n\n\n

Alors que le temps dont nous disposons pour imaginer des fa\u00e7ons plus durables d\u2019organiser notre monde commence visiblement \u00e0 \u00eatre compt\u00e9, mettons donc un terme \u00e0 ce mythe une bonne fois pour toute. <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

La mythologie westphalienne, qui a fait de l\u2019\u00c9tat souverain le fondement naturel de l\u2019ordre politique, a nui \u00e0 la gouvernance mondiale. 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The first snapshots from the refurbished Hubble showcase the 19-year-old telescope's new vision. Topping the list of exciting new views are colourful multi-wavelength pictures of far-flung galaxies, a densely packed star cluster, an eerie \"pillar of creation,\" and a \"butterfly\" nebula. With its new imaging camera, Hubble can view galaxies, star clusters, and other objects across a wide swath of the electromagnetic spectrum, from ultraviolet to near-infrared light. A new spectrograph slices across billions of light-years to map the filamentary structure of the universe and trace the distribution of elements that are fundamental to life. The telescope's new instruments also are more sensitive to light and can observe in ways that are significantly more efficient and require less observing time than previous generations of Hubble instruments. NASA astronauts installed the new instruments during the space shuttle servicing mission in May 2009. 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