{"id":107292,"date":"2021-05-04T19:38:31","date_gmt":"2021-05-04T17:38:31","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=107292"},"modified":"2021-05-04T19:43:10","modified_gmt":"2021-05-04T17:43:10","slug":"le-techno-nationalisme-matrice-ideologique-de-la-confrontation-technologique","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2021\/05\/04\/le-techno-nationalisme-matrice-ideologique-de-la-confrontation-technologique\/","title":{"rendered":"Le techno-nationalisme, matrice id\u00e9ologique de la confrontation technologique"},"content":{"rendered":"\n

L\u2019avance chinoise en mati\u00e8re de technologies de r\u00e9seaux mobiles 5G a \u00e9t\u00e9 per\u00e7ue en Europe, aux \u00c9tats-Unis et par certains \u00c9tats asiatiques comme une vive menace g\u00e9opolitique et \u00e9conomique, en raison des acc\u00e8s aux communications dont disposent les \u00e9quipements r\u00e9seaux. En cons\u00e9quence, certains pays ont fait le choix de prendre des mesures excluant explicitement ou implicitement certains \u00e9quipementiers \u00e9trangers (notamment les chinois Huawei et ZTE) de tout ou partie de leurs r\u00e9seaux t\u00e9l\u00e9coms. Au-del\u00e0 de ce cas embl\u00e9matique, la comp\u00e9tition entre puissances semble bien se d\u00e9placer vers le domaine de la science et des technologies de pointe \u00e0 travers le renforcement du contr\u00f4le des investissements, la mise en \u0153uvre de restrictions sur les exportations de certaines technologies ou le soutien aux fili\u00e8res d\u00e9sign\u00e9es comme strat\u00e9giques.<\/p>\n\n\n\n

Cet article se propose d\u2019\u00e9tudier les soubassements id\u00e9ologiques de cette confrontation technologique, \u00e0 travers la notion de techno-nationalisme. Celle-ci d\u00e9signe une mani\u00e8re d\u2019envisager la relation entre nation et technologie qui insiste sur leur forte imbrication et sur la d\u00e9pendance entre innovation nationale et succ\u00e8s politique, \u00e9conomique et militaire. <\/p>\n\n\n\n

La comp\u00e9tition technologique entre puissances est la plus \u00e9vidente dans le cas de la confrontation sino-am\u00e9ricaine. Si les d\u00e9cideurs chinois et am\u00e9ricains semblent les plus influenc\u00e9s par une vision techno-nationaliste et s\u2019ils sont ceux qui ont le plus largement d\u00e9ploy\u00e9 l\u2019arsenal des mesures protectionnistes et du soutien \u00e9tatique aux technologies critiques, cela doit largement \u00e0 l\u2019ampleur de leurs ressources. En effet, celles-ci permettent \u00e0 la Chine et aux \u00c9tats-Unis de d\u00e9velopper l\u2019ensemble des fili\u00e8res technologiques de pointe, de l\u2019amont \u00e0 l\u2019aval, en s\u2019appuyant majoritairement sur des comp\u00e9tences et ressources autochtones et sur de larges communaut\u00e9s de chercheurs. La r\u00e9duction des interconnexions, des \u00e9changes et le rapatriement de cha\u00eenes de valeur est donc moins g\u00e9n\u00e9ratrice de dommages que pour d\u2019autres puissances qui ne sont pas en mesure de se situer \u00e0 la fronti\u00e8re technologique dans l\u2019ensemble des domaines cl\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n

Pour peser entre la Chine et les \u00c9tats-Unis et conserver leur autonomie d\u2019action, les europ\u00e9ens devront donc mutualiser leurs forces et leurs expertises. Il ne s\u2019agit pas de reproduire les politiques sino-am\u00e9ricaines mais l\u2019Union et les \u00c9tats membres pourraient adopter certaines mesures protectrices issues du r\u00e9pertoire techno-nationaliste, tout en essayant de tirer parti des erreurs de jugement que ses concurrents pourraient \u00eatre amen\u00e9s \u00e0 faire sous l\u2019influence d\u2019une telle vision du monde.<\/p>\n\n\n\n

Le spectre du techno-nationalisme<\/strong><\/h2>\n\n\n\n

Les notions de techno-nationalisme et de techno-mondialisme ont \u00e9t\u00e9 introduites par Robert Reich <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span> en 1987, dans un article sur les relations \u00e9conomiques nippo-am\u00e9ricaines <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Il s\u2019agit de deux id\u00e9aux-types qui d\u00e9crivent chacun une mani\u00e8re de concevoir la relation entre la nation et les technologies. Les discours et analyses techno-nationalistes sont ceux qui partent de l\u2019hypoth\u00e8se implicite que la nation est l\u2019unit\u00e9 cl\u00e9 en mati\u00e8re d\u2019innovation et de technologies : ce sont les nations qui innovent, qui disposent de budgets de R&D et de cultures d\u2019innovation propres, qui diffusent et utilisent les technologies. En cons\u00e9quence, l\u2019\u00c9tat se doit d\u2019intervenir fortement afin de susciter l\u2019innovation et de l\u2019orienter, le succ\u00e8s \u00e9conomique, politique et militaire d\u2019une nation \u00e9tant consid\u00e9r\u00e9 comme \u00e9troitement d\u00e9pendant de sa capacit\u00e9 \u00e0 innover et \u00e0 ma\u00eetriser les technologies de pointe.  Au contraire, le techno-mondialisme consid\u00e8re les technologies comme un bien commun : lorsqu\u2019une technologie a \u00e9t\u00e9 d\u00e9couverte \u00e0 un endroit, elle rejoint un pool<\/em> de technologies commun \u00e0 l\u2019ensemble de l\u2019humanit\u00e9 et peut \u00eatre largement r\u00e9employ\u00e9e. Ses promoteurs soulignent notamment que le pays dans lequel l\u2019innovation a \u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9e diff\u00e8re souvent du pays dans lequel elle a \u00e9t\u00e9 mise en \u0153uvre \u00e0 large \u00e9chelle <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Le techno-nationalisme et le techno-mondialisme constituent ainsi deux visions oppos\u00e9es du monde.<\/p>\n\n\n\n

Le techno-nationalisme se traduit dans les politiques publiques par plus d\u2019interventionnisme, de protectionnisme et d\u2019orientation de la recherche.<\/p>louis de catheu<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Le techno-nationalisme constitue une source id\u00e9ologique de la revendication de souverainet\u00e9 num\u00e9rique ou technologique. En effet, puisque cette vision du monde affirme que la puissance et la prosp\u00e9rit\u00e9 de la nation sont subordonn\u00e9s \u00e0 sa capacit\u00e9 \u00e0 d\u00e9velopper et \u00e0 ma\u00eetriser les nouvelles technologies, elle conduit \u00e0 juger durement les situations de d\u00e9pendances, notamment dans le domaine num\u00e9rique. Le techno-nationalisme, trouve ainsi ses cons\u00e9quences prescriptives dans les appels \u00e0 plus de souverainet\u00e9 num\u00e9rique, l\u2019id\u00e9ologie se d\u00e9clinant en un principe, de la m\u00eame mani\u00e8re que le lib\u00e9ralisme nourri la revendication de l\u2019\u00c9tat de droit <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>. <\/strong><\/p>\n\n\n\n

Le techno-nationalisme se traduit dans les politiques publiques par plus d\u2019interventionnisme, de protectionnisme et d\u2019orientation de la recherche. En mati\u00e8re d\u2019innovation, l\u2019\u00c9tat se fait dirigiste : le financement de la recherche publique se concentre sur des projets jug\u00e9s cl\u00e9s, qui r\u00e9pondent aux besoins \u00e9conomiques et s\u00e9curitaires de l\u2019\u00c9tat <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Le pic du financement public de la recherche au \u00c9tats-Unis dans les ann\u00e9es 60, afin de financer le programme Apollo, en constitue un exemple paradigmatique. L\u2019\u00c9tat appuie le d\u00e9veloppement des secteurs de haute technologie, ces derniers \u00e9tant les principaux utilisateurs de la recherche publique sur les technologies cl\u00e9s, et sont eux-m\u00eames sources d\u2019innovations. De plus, ils produisent souvent des \u00e9quipements strat\u00e9giques et utiles \u00e0 la s\u00e9curit\u00e9 nationale (armements, syst\u00e8mes de communication, lanceurs et moteurs, etc<\/em>.). Guid\u00e9s par cette id\u00e9ologie, les d\u00e9cideurs mettent en \u0153uvre des politiques restrictives, qui visent \u00e0 instrumentaliser leurs atouts technologiques au d\u00e9triment des concurrents (contr\u00f4le accru des exportations ou des \u00e9changes universitaires) ou \u00e0 prot\u00e9ger l\u2019industrie nationale par des mesures protectionnistes.<\/p>\n\n\n\n

Le choc de deux techno-nationalismes  : la Chine et les \u00c9tats-Unis<\/strong><\/h2>\n\n\n\n

Les conditions de l\u2019affrontement ont \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9es par la p\u00e9riode techno-mondialiste des ann\u00e9es 90 et 2000. Au d\u00e9but des ann\u00e9es 90, les \u00c9tats-Unis se voient d\u00e9barrass\u00e9s des deux concurrents qui ont menac\u00e9 leur supr\u00e9matie au cours des ann\u00e9es 80 : l\u2019Union sovi\u00e9tique et le Japon. En effet, tandis que l\u2019URSS cesse d\u2019exister le 26 d\u00e9cembre 1991, le Japon subit \u00e0 partir de 1990 une crise financi\u00e8re qui durera pendant toute la d\u00e9cennie. Cette crise met fin \u00e0 la crainte, tr\u00e8s pr\u00e9sente au cours des ann\u00e9es 80, de voir les \u00c9tats-Unis \u00eatre d\u00e9pass\u00e9s \u00e9conomiquement et technologiquement par le Japon. Pour s\u2019en pr\u00e9munir, les \u00c9tats-Unis avaient alors adopt\u00e9 des dispositions protectionnistes et men\u00e9 une politique de pressions, afin notamment d\u2019obliger le Japon, pourtant en avance dans ce secteur, \u00e0 importer des semi-conducteurs am\u00e9ricains <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span>.  S\u2019ouvre une p\u00e9riode de lib\u00e9ralisation des \u00e9changes dont la Chine a su tirer parti. <\/strong>Elle n\u2019est pas la seule, puisque l\u2019Inde, jusqu\u2019alors tr\u00e8s protectionniste, orchestre un grand Big Bang<\/em> de son commerce ext\u00e9rieur \u00e0 partir de 1991. Ceci conduit au d\u00e9veloppement de cha\u00eenes de valeurs mondiales traversant de multiples fronti\u00e8res. La migration d\u2019une grande partie de la production de semi-conducteurs \u00e0 Taiwan et en Cor\u00e9e du Sud constitue un bon exemple de ce mouvement, dans le domaine des hautes technologies <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n

La migration d\u2019une grande partie de la production de semi-conducteurs \u00e0 Taiwan et en Cor\u00e9e du Sud constitue un bon exemple de ce mouvement, dans le domaine des hautes technologies.<\/p>louis de catheu<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

La mont\u00e9e en gamme de la Chine et son rapprochement de la fronti\u00e8re technologique cr\u00e9ent un nouvel \u00e9quilibre. Aujourd\u2019hui, la Chine est en mesure d\u2019innover et de contribuer aux d\u00e9couvertes scientifiques, mena\u00e7ant le leadership technologique occidental. Les fonds consacr\u00e9s \u00e0 la recherche ont connu une croissance rapide, au point de d\u00e9passer les montants investis par l\u2019Union europ\u00e9enne en 2013-2014 puis d\u2019atteindre la parit\u00e9 avec les \u00c9tats-Unis. Dans le domaine des brevets, alors que l\u2019Organisation mondiale de la propri\u00e9t\u00e9 intellectuelle ne recevait, en 1999, que 276 demandes de brevets en provenance de Chine, ce nombre est pass\u00e9 \u00e0 58 900 en 2019, d\u00e9passant ainsi, pour la premi\u00e8re fois, le nombre de demandes am\u00e9ricaines (Ce dernier chiffre doit toutefois \u00eatre partiellement relativis\u00e9 en raison des fortes incitations cr\u00e9\u00e9es par les autorit\u00e9s pour que les ing\u00e9nieurs et chercheurs chinois brev\u00e8tent leurs travaux, sans tenir compte de leur apport r\u00e9el <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>). La Chine a \u00e9t\u00e9 en mesure de profiter de la lib\u00e9ralisation des \u00e9changes et des transferts de technologies pour se rapprocher de la fronti\u00e8re technologique sans avoir \u00e0 abandonner ses politiques techno-nationalistes (d\u00e9veloppement de secteurs cl\u00e9s d\u00e9sign\u00e9s par le Plan, fusion civilo-militaire, subventions publiques massives, d\u00e9bauchage de cerveaux, vol de propri\u00e9t\u00e9 intellectuelle <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span>, etc<\/em>.).<\/p>\n\n\n\n

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