En complément à la lecture de ces échanges, nous publions une recension fouillée du livre-événement de Julia Cagé et Thomas Piketty.

Une histoire du conflit politique embrasse une très large période, et suggère qu’il existerait de nombreuses analogies et récurrences dans l’histoire politique de la France. N’avez-vous pas le sentiment que cette interprétation a quelque chose d’anhistorique, en gommant les ruptures et les changements qui se produisent dans la durée ?1

Julia Cagé 

Nous n’étions pas à la recherche de régularité et j’ai presque envie de dire que c’est elle qui s’est imposée à nous, notamment à propos des deux tripartitions que nous avons identifiées —  celle de la deuxième moitié du XIXe siècle et celle la France actuelle.

Au départ, nous voulions comprendre l’évolution des structures du conflit politique. Pour ce faire, il s’agissait de mieux comprendre qui vote, pour qui et pourquoi sur le très long terme en France, en tirant profit du fait que, dans ce pays, il y a des élections depuis 1789. Cette richesse électorale nous permet de comprendre les déterminants du vote sur le très long terme, ce que ne nous permettent pas de faire les données d’enquêtes électorales, puisque celles-ci n’existaient pas avant les années 1960, voire avant les années 1980 si l’on veut des échantillons conséquents. Autrement dit, il est impossible d’avoir un recul de long terme sur les déterminants du vote avec cette méthode. 

Nous n’étions pas à la recherche de régularité et j’ai presque envie de dire que c’est elle qui s’est imposée à nous. 

Julia Cagé

Voilà pourquoi nous avons engagé une collecte systématique aux Archives nationales des résultats électoraux, commune par commune, en tirant profit du maillage territorial extrêmement fin qui existe en France : 36000 communes extrêmement différentes qui permettent d’analyser les déterminants du vote. Il y a des petites communes, des grandes communes, des communes pauvres, riches, rurales, urbaines ou encore des communes avec une forte population d’immigrés, ou au contraire sans immigration. Et en utilisant finement ces variations-là, il est possible d’avoir une perspective différente sur la manière d’approcher les résultats électoraux. 

Pour revenir à la question de la tripartition. Je crois que nous sommes nombreux à avoir été élevés dans l’idée que la bipartition gauche/droite était normale, qu’elle constituait une forme de permanence. C’était l’impression de régularité que nous avaient donnée les élections de 1974 à 2012. Et la tripartition nous est donc tombée dessus comme un choc que l’on n’aurait pas su aborder. De plus, si l’on ne comprend pas les déterminants de la tripartition, il est extrêmement difficile de s’en sortir. En collectant ces données, nous avons commencé à saisir des choses sur l’évolution de la structure du vote ; sur ses déterminants, notamment si on les considère la classe géo-sociale, une notion que l’on a reprise à Bruno Latour, et qui permet d’englober des facteurs aussi différents que les revenus, le patrimoine, le niveau d’éducation, la catégorie socio-professionnelle ou la situation territoriale. 

En réalité, avec le recul historique, nous nous sommes rendus compte que la tripartition que nous vivons n’était en rien un phénomène unique. Il y avait déjà eu une tripartition en trois blocs entre 1848 et 1910. Ces deux tripartitions ont notamment en commun d’être organisées autour d’un bloc central, extrêmement favorisé d’un point de vue socio-économique. Il y avait donc beaucoup de leçons à tirer du gouvernement et de l’échec des républicains opportunistes. 

En réalité, avec le recul historique, nous nous sommes rendus compte que la tripartition que nous vivons n’était en rien un phénomène unique.

Julia Cagé

Finalement, le dernier point commun qui nous est apparu c’est l’importance du clivage rural/urbain par rapport aux clivages socio-économiques dans la mise en place de la tripartition. En période de bipartition, l’opposition entre un monde rural qui voterait plus à droite et un monde urbain plus à gauche s’érode. En 1981, par exemple, François Mitterrand obtient quasiment le même score dans les villages, les bourgs, les banlieues et les métropoles. Pour nous, il fallait essayer de comprendre comment on était sortis de cette opposition entre ruraux et urbains pour que le conflit socio-économique l’emporte. C’était la condition nécessaire pour saisir comment nous étions revenus à ce clivage rural/urbain. 

Thomas Piketty

Lorsqu’on évoque la tripartition politique du début de la Troisième République, il est essentiel de ne pas trop étirer cette comparaison avec notre période actuelle, bien que des similitudes existent, comme l’a relevé Julia. 

Entre 1881 et 1890, le paysage politique était dominé par les républicains modérés, les « opportunistes ». À leur gauche, se tenaient les socialistes et les radicaux, tandis qu’à leur droite, divers groupes conservateurs – catholiques et monarchistes – se sont progressivement ralliés à la République. Ces républicains opportunistes, avec le temps, se sont orientés vers la droite, fusionnant en partie avec leurs anciens adversaires monarchistes. En parallèle, les socialistes et les radicaux ont constitué l’aile gauche de la bipartition qui a ainsi émergé. 

Ce qui est fascinant, c’est le parallélisme entre cette période, en particulier les années 1890-1900, et notre contexte actuel. L’émergence des républicains modérés et opportunistes est le fruit d’une fusion entre le centre gauche républicain et le centre droit orléaniste. Ce phénomène rappelle indubitablement le « Bloc central » actuel, qui réunit majoritairement les électorats aisés du centre gauche et du centre droit. Le cas d’Adolphe Thiers est tout à fait remarquable : ministre de l’Intérieur en 1834, sous Louis-Philippe, il réprime les canuts lyonnais ; Chef du pouvoir exécutif de la République française en 1871, il organise l’écrasement de la Commune. Venu de l’orléanisme, il finit par se convaincre des dangers d’une restauration monarchique qui aurait pu mener à de nouvelles révolutions et plaide pour une République conservatrice, extrêmement modérée dans sa redistribution économique. La formation du « Bloc central » peut être perçue comme une manifestation évidente de l’agrégation des élites, qui finit généralement par être critiquée pour son égoïsme social. Par ailleurs, la visibilité de cette consolidation des élites politiques finit par fragiliser le système qu’il prétend incarner en faisant émerger des groupes qui contestent son existence même.

© Groupe d’études géopolitiques

La tripartition politique à la fin du XIXᵉ siècle était fondamentalement ancrée dans une division marquée entre les classes populaires, rurales et urbaines. Les classes paysannes tendaient à soutenir le bloc de droite, tandis que les ouvriers urbains favorisaient le bloc de gauche. Un résultat surprenant de nos recherches est le retour d’un écart de vote rural-urbain, d’une magnitude inédite depuis le tournant du siècle.

Cette fracture n’est pas exclusivement française. Des divergences similaires entre les zones rurales et urbaines se manifestent ailleurs, notamment en Europe et aux États-Unis. Bien que notre étude se focalise sur la France, ces observations suggèrent une dynamique globale, remettant en question la stabilité de la tripartition politique.

Un résultat surprenant de nos recherches est le retour d’un écart de vote rural-urbain, d’une magnitude inédite depuis le tournant du siècle.

Thomas Piketty

Il serait erroné de considérer cette division comme naturelle. Trop souvent, nous avons accepté une vision figée de la division politique. En réalité, c’est une construction complexe, visant à transcender le clivage territorial et social. L’objectif ? Convaincre les classes populaires, tant rurales qu’urbaines, que leurs points communs surpassent leurs différences.

Il faut cependant rester prudent dans nos conclusions. Le bloc central est caractérisé par un gradient social du vote, avec une base électorale clairement favorisée, suggérant une probable inclinaison vers la droite. La droite nationale, malgré un discours unifiant ethnocentrique, affronte des tensions palpables sur des enjeux sociaux, fiscaux, et écologiques. La conciliation des intérêts divergents des électeurs RN ruraux et populaires, de l’électorat Zemmour urbain et aisé, et de l’électorat Ciotti, semblable à celui de Zemmour, représente un véritable défi. Le bloc des gauches n’est pas non plus exempt de tensions. 

Quoi qu’il en soit, malgré les défis organisationnels et les divergences internes, notre recherche souligne l’importance du socle électoral populaire du Bloc de gauche, qui est souvent sous-estimé. Les discours suggérant un basculement massif des classes populaires vers le Rassemblement national sont démentis par les faits. En effet, une partie significative des classes populaires urbaines, notamment des employés des secteurs tels que le nettoyage, les soins, la restauration ou le commerce, vote majoritairement à gauche. Cette tendance demeure vraie, quelles que soient les proportions d’immigrés dans les communes concernées. De plus, les bourgs et villages, qui ont historiquement été moins industrialisés que les métropoles, ont vu leur profil ouvrier se maintenir plus longtemps que ces dernières, qui ont été les premières à être heurtées par la désindustrialisation. Au cours des trois dernières décennies, ces territoires ruraux ont ressenti un sentiment d’abandon de la part des gouvernements successifs, en particulier face à l’intégration commerciale européenne et mondiale.

Le clivage majeur aujourd’hui est socio-économique ; il n’est pas identitaire. Cela offre des perspectives pour le Bloc de gauche, bien que la situation soit complexe pour tous les blocs politiques. Les discours simplistes, souvent teintés d’un biais droitier, peinent à saisir la réalité multifacette des classes populaires. Trop souvent, les débats publics se contentent de catégoriser grossièrement les groupes sociaux sans prendre en compte des éléments tels que les revenus, le patrimoine, ou la profession.


Le clivage majeur aujourd’hui est socio-économique ; il n’est pas identitaire.

Thomas Piketty

Il est impératif d’adopter une vision géo-sociale et pluri-dimensionnelle pour appréhender le paysage politique français. En croisant des facteurs tels que la richesse économique, la profession, le niveau d’éducation et le type de territoire, on obtient une image plus fidèle et, nous le croyons, plus nuancée et éclairante que celle qui est fréquemment diffusée.

Ces analyses trouvent-elles un écho à l’échelle globale ? 

Branko Milanovic

L’analyse proposée ici est à la fois impressionnante et révolutionnaire. La richesse des données m’a véritablement sidéré, et la chance de disposer de données françaises couvrant deux siècles de démocratie est inestimable. Notre chance est d’autant plus forte que des chercheurs exceptionnels comme Julia et Thomas se consacrent à l’exploitation de ces données. Leur travail met en lumière une histoire cyclique de la défiance politique en France. Ils suggèrent que nous sommes peut-être en train de vivre une nouvelle phase, une seconde tripartition. Si nous acceptons l’idée de cycles politiques, la question se pose alors : combien de temps dureront-ils ? Cette approche cyclique de l’histoire me rappelle les vagues de Kuznets en économie. Pour quelqu’un de bien au fait de l’histoire française des deux derniers siècles, cette analyse est à la fois convaincante et cohérente.

Le travail de Julia Cagé et Thomas Piketty met en lumière une histoire cyclique de la défiance politique en France. 

Branko Milanovic

Pour moi, cette lecture passionnante pose plusieurs questions essentielles. D’abord, le bipartisme est-il vraiment avantageux pour les classes moyennes moins aisées ? Les mécanismes comme la redistribution et la taxation progressive semblent favoriser les classes moins aisées, mais la relation n’est pas aussi linéaire qu’elle pourrait le paraître.

Ensuite, l’analyse qui est donnée de la tripartition peut-elle s’appliquer à d’autres systèmes politiques ? Par exemple, les États-Unis ou même la Turquie et la Hongrie montrent des signes de tripartition, mais si un pays n’a pas un système électoral qui permet sa représentation, celle-ci ne finit-elle pas par être invisibilisée ? Comment la tripartition sous-jacente se traduirait-elle dans des systèmes électoraux ?

Enfin, quel est l’impact de l’immigration ? Il me semble que le livre sous-estime l’importance de l’immigration sur la structure du vote en France. Pourrait-on envisager une division de la population en quatre groupes ? D’un côté, on observerait une scission des classes aisées entre des « riches cosmopolites » et des « riches nationalistes », tout en observant une division similaire dans les classes populaires entre la « France profonde » et les banlieues ? Si tel est le cas, il s’agirait d’une rupture basée non pas sur l’économie ou la géographie, mais sur des attitudes vis-à-vis de l’immigration.

Julia Cagé 

Pour répondre à ta première question, il y a un certain nombre d’arguments qui tendent à démontrer que le bipartisme a un poids réel sur la trajectoire de l’égalité sociale et économique, celle-ci étant généralement influencée par la structure politique dominante d’une époque. Il est essentiel de comprendre comment différentes périodes de répartition ont façonné ou reflété le développement de l’État social.

L’histoire, cependant, témoigne du potentiel de l’alternance politique comme catalyseur du progrès social. Les périodes de bipartisme, où l’alternance était courante, ont conduit à des avancées sociales, indépendamment du parti au pouvoir. Par exemple, après Mai 68, c’est un gouvernement de droite qui a procédé à des augmentations salariales significatives. De même, en 1919, malgré une chambre législative fortement à droite, des taux d’impôt sur le revenu progressifs ont été adoptés. Ces exemples montrent que l’alternance politique, inhérente au bipartisme, peut conduire à des politiques sociales progressistes, indépendamment de la couleur politique du gouvernement en place.

L’histoire témoigne du potentiel de l’alternance politique pour catalyser le progrès social

Julia Cagé

Historiquement, il est clair que la progression vers l’égalité, marquée par la diminution des inégalités de revenus et de patrimoines, a commencé après la Première Guerre mondiale. Cette tendance a gagné en force après la Seconde Guerre mondiale, mais à partir des années 1980, une résurgence des inégalités est devenue palpable, et l’expansion continue de l’État-providence a été freinée, jusqu’à aboutir à la période actuelle de tripartisme. 

Celle-ci est marquée par la prédominance d’un bloc économiquement avantagé qui rappelle, comme on l’a déjà dit, la domination celle des républicains opportunistes du tournant du XXe siècle. Ce bloc favorisé maintient son emprise, en partie grâce à la division des catégories populaires, et en partie par la délégitimation des forces opposées, limitant de facto l’alternance politique. Ce faisant, la tripartition tend à solidifier l’emprise d’une élite privilégiée puisque le bloc central a moins l’impression de devoir augmenter sa politique de redistribution pour conserver le pouvoir. Inversement, le bipartisme, avec son cycle d’alternance, semble mieux servir l’agenda du progrès social. 

Thomas Piketty

La question de la tripartition, en tant que phénomène observable à travers les clivages sociaux et économiques, est indéniablement universelle. Cependant, son incarnation dans les systèmes électoraux varie selon les structures politiques nationales.

Deux dimensions de la tripartition peuvent être distinguées. La première est la tripartition « latente », qui reflète les clivages sociaux et économiques fondamentaux de la société. Par exemple, le clivage urbain-rural, de plus en plus saillant, semble se manifester dans de nombreux pays. En l’absence d’une étude exhaustive, nous pouvons supposer des similitudes transnationales basées sur des observations préliminaires. Aux États-Unis, par exemple, le phénomène des « fly over counties » est une illustration du clivage rural-urbain. Ces comtés, principalement ruraux, sont souvent négligés au profit des régions urbaines situées sur les côtes. Cette division territoriale s’est intensifiée ces dernières décennies, marquant une divergence avec les structures sociales d’il y a 30 ou 40 ans.

© Groupe d’études géopolitiques

Une seconde dimension est la tripartition « effective », qui décrit comment ces clivages sociaux et économiques sont représentés au niveau électoral. Ici, le système électoral joue un rôle prépondérant dans la manifestation de ces clivages. Des systèmes comme ceux des États-Unis ou du Royaume-Uni, qui sont profondément bipartites, pourraient ne pas refléter la tripartition de la même manière que des systèmes proportionnels présents dans certains pays européens.

Aux États-Unis, le phénomène des « fly over counties » est une illustration du clivage rural-urbain. 

Thomas Piketty

À propos de la question sur l’immigration et son rôle dans les clivages politiques actuels, notre but n’est absolument pas de dire qu’elle ne joue aucun rôle, mais il est impératif de définir clairement ses dimensions et ses implications. Pour nous, il existe un impact de l’immigration, ainsi que des perceptions ethnocentriques, mais leur rôle est souvent surestimé.

Il est vrai que l’électorat de figures telles que Zemmour reflète une attitude anti-immigrés, et plus spécifiquement anti-islam. Mais cette fraction, bien que vocale, représente seulement 7 % de l’électorat. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que ce segment est socialement distinct, tendant vers des strates plus bourgeoises de la société.

En revanche, l’électorat du Rassemblement National (RN), plus important numériquement, est moins ethnocentrique. Si l’on observe son évolution, des années 80 jusqu’au début des années 2000, il était principalement urbain et privilégié. Cependant, des mouvements comme la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 ont aspiré cette faction urbaine et anti-immigration, laissant le Front national avec un électorat majoritairement rural et populaire après 2012. Cet électorat est désormais moins motivé par l’ethnocentrisme et davantage par des préoccupations économiques, la mondialisation et l’intégration européenne. Cet électorat est davantage préoccupé par des questions liées à la mondialisation, à la désindustrialisation, aux services publics et à d’autres enjeux socio-économiques, plutôt que par l’immigration seule.

L’évolution du vote au fil des années montre que la dimension socio-économique a acquis une importance croissante dans la structuration des préférences électorales. Dans les années récentes, des variables telles que la richesse économique, la taille d’agglomération, et le niveau de diplôme expliquent une grande partie des écarts de vote entre communes. En comparant cela à la proportion d’étrangers dans une commune, on constate que l’immigration, bien que pertinente, n’est qu’une petite partie de l’explication.

L’électorat du Rassemblement national est désormais moins motivé par l’ethnocentrisme et davantage par des préoccupations économiques, la mondialisation et l’intégration européenne.

Thomas Piketty

Bien que les questions d’immigration soient cruciales pour certains électeurs, il existe une part croissante de la population qui est plus préoccupée par des sujets tels que l’emploi, la désindustrialisation et les services publics. En d’autres termes, l’immigration n’est qu’un facteur parmi d’autres qui influencent les choix électoraux. Par exemple, actuellement, des variables telles que la classe sociale, l’économie, la démographie et l’éducation expliquent près de 70 % des écarts de vote entre les communes. Si l’on y ajoute la proportion d’immigrés et d’étrangers, l’explication n’augmente que légèrement. Autrement dit, si l’immigration est une question pertinente, elle n’est pas nécessairement le principal moteur du vote.

L’évolution du conflit politique se retrouve-t-elle dans la structure des mouvements sociaux ? 

Laurent Jeanpierre

Avant de vous répondre, je veux saluer l’immense travail de collecte et de traitement de données qui a été fait, tout comme le « communisme scientifique » consistant à mettre à disposition ces matériaux qui pourront être retravaillés et éventuellement réinterprétés par d’autres. 

La relation entre l’évolution du conflit politique et celle des mouvements sociaux est, bien entendu, un point crucial à considérer. En observant des mouvements récents tels que celui des gilets jaunes, il devient évident qu’au-delà des clivages socioéconomiques traditionnels, les clivages territoriaux prennent une importance grandissante. La disparition des services publics dans les zones rurales et infra-urbaines est désormais un élément central de politisation. Les luttes territoriales prolifèrent également autour des causes écologiques.

Dans l’analyse des mouvements sociaux actuels, en France particulièrement où le centralisme est, comme on le sait, une structure politique profonde, il y a une tendance marquée vers ce que certains experts qualifient de « politisation du proche ». Il se trouve que ces mouvements locaux ont souvent un impact politique plus important que les mouvements nationaux, en particulier ceux de gauche, qui ont été récemment mis en échec ne serait-ce que l’année dernière avec la lutte contre les transformations du régime de retraites. Il est donc impératif de prendre au sérieux cette dimension localisée ou plutôt relocalisée de la politique, les effets de la différenciation entre les territoires, comme s’essaie précisément à le faire le travail actuel de chercheurs tels que Julia et Thomas.

En observant des mouvements récents tels que celui des gilets jaunes, il devient évident qu’au-delà des clivages socioéconomiques traditionnels, les clivages territoriaux prennent une importance grandissante.

Laurent Jeanpierre

Si le clivage socioéconomique demeure puissant, il est également essentiel d’aborder cette question avec une certaine prudence. Car il serait réducteur de croire qu’une union solide puisse être aisément formée uniquement sur la base de ce clivage, en espérant rassembler les ruraux et les urbains défavorisés. De nombreux travaux en sociologie insistent sur la complexité des perceptions au sein des classes populaires. Olivier Schwartz a ainsi évoqué la notion de « conscience triangulaire » de ces groupes. Selon lui, de nombreux membres de ces régions de l’espace social disent vivre sous une double pression : d’une part, sous la domination des classes supérieures ou dominantes, et d’autre part sous la contrainte de celles et ceux qu’ils perçoivent comme des « assistés ». Cette dynamique ajoute une autre couche de complexité à la compréhension des coalitions de classes, dans les élections et au-delà, ainsi que de leurs enjeux.

À ce titre, ce qui m’avait intéressé dans le mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il représentait un moment singulier dans l’histoire politique, où l’opposition interne typique au sein des classes populaires, en particulier entre les salariés et les assistés, semblait pouvoir être dépassée ne serait-ce que momentanément et sur des bases territorialisées. Cette capacité à franchir les barrières sociales est-elle vraiment durable ou simplement un phénomène éphémère ? Là est la question.

Celle-ci est d’autant plus pertinente lorsqu’on considère les classes dominantes. Les études sociologiques montrent que ces classes possèdent une conscience de classe bien plus affirmée, qui se manifeste à travers diverses stratégies, que ce soit le lobbying, les mobilisations patronales, et le pouvoir actionnarial au sein de la sphère médiatique. Il y a, autrement dit, une asymétrie marquée entre les capacités politiques des différentes classes sociales. Par conséquent, se limiter à l’opposition entre ruraux et urbains comme étant le problème central pour le bloc social-écologique contemporain risque d’être réducteur. 

Une autre dimension cruciale des propositions de Julia et Thomas relève de la relation entre la formation des coalitions politiques et les offres électorales. Certains affirment que la clé du succès réside dans la formulation programmatique adéquate ou dans la mise en avant d’une doctrine pertinente voire même d’un signifiant fédérateur comme dans la théorie du populisme proposée par Laclau et Mouffe. Même si cela était vrai, il ne faudrait pas oublier l’importance cruciale de l’organisation partisane dans la vie politique.

Les études sociologiques montrent que les classes dominantes possèdent une conscience de classe bien plus affirmée, qui se manifeste à travers diverses stratégies, que ce soit le lobbying, les mobilisations patronales, et le pouvoir actionnarial au sein de la sphère médiatique.

Laurent Jeanpierre

Actuellement, on assiste à un déclin des partis politiques à l’échelle mondiale. L’infrastructure organisationnelle solide et les réseaux étendus qui caractérisaient les partis au XXe siècle semblent s’être érodés, en particulier du côté de la gauche. Cette évolution remet en question non seulement les partis traditionnels, mais aussi ceux qui se veulent plus universels. Ces changements soulignent la nécessité de repenser la manière dont les mouvements sociaux s’articulent avec les dynamiques politiques plus larges.

Dans ce contexte, si l’attention majeure est souvent portée sur le système des partis, comme c’est le cas dans l’ouvrage de Julia et Thomas, il est également essentiel de s’interroger sur l’avenir et la base sociologique de l’organisation partisane.

Et c’est d’autant plus vrai que plusieurs travaux, comme ceux de Rafael Cos dans le cas français, révèlent un changement significatif dans la manière dont les partis opèrent : la tâche programmatique est devenue secondaire, surtout au sein des partis de gauche tels que le Parti socialiste. De plus, cette tâche est de plus en plus externalisée vers des think tanks ou des assemblées intellectuelles, qui produisent des programmes pour les partis.

Face à ce constat d’une crise des formes héritées de l’offre politique, Julia et Thomas proposent des solutions pour revitaliser la gauche : étendre l’État social tout en l’intégrant à une vision écologique ; assurer une meilleure représentation du monde rural ; réformer le système de finances publiques locales, particulièrement en banlieue et dans les régions rurales, pour garantir une distribution équitable des ressources ; soutenir l’aspiration à la propriété individuelle des classes populaires.

Si la redistribution est au cœur de ces propositions, il me semble tout aussi essentiel d’intégrer l’idée de l’auto-organisation. A minima, la démocratie participative et délibérative devrait jouer un rôle clé dans ce processus. La confiance en l’État, même parmi les électeurs de gauche, a diminué depuis le XXᵉ siècle. Si l’on s’en tient aux paramètres électoraux abordés dans Une histoire du conflit politique, la question stratégique, pour ce secteur du champ politique, et après plusieurs décennies de politiques néolibérales, est celle du soutien que peuvent apporter les pouvoirs publics à des initiatives locales diversifiées qui assument déjà ou assumeront plus souvent encore les rôles autrefois dévolus aux services publics. Avec une plus grande autonomie locale, le travail reproductif, en particulier le soin et l’éducation, sont le cœur à la fois idéologique et pratique de ce qui pourrait constituer un bloc social-écologique électoral.

Julia Cagé 

La notion de « conscience triangulaire » met en lumière une dynamique importante dans la société contemporaine. Cette conscience repose sur la compréhension des interactions socio-économiques entre différentes strates de la population. Elle démontre que le vote en faveur du Rassemblement National n’est pas simplement basé sur la méfiance ou la peur des étrangers, mais aussi sur des préoccupations socio-économiques, notamment la stigmatisation des personnes bénéficiant de la sécurité sociale, plutôt que celle des immigrés.

Dans son ouvrage Je vous écris du front de la Somme, François Ruffin souligne que l’un des défis majeurs de notre époque réside dans la séparation croissante entre les classes moyennes défavorisées et les plus aisées. Cette séparation est non seulement socio-économique, mais également physique. Olivier Godechot renforce cette observation en soulignant la ségrégation quotidienne qui s’installe, notamment dans le monde professionnel. Les services tels que le nettoyage sont souvent externalisés, et les horaires de ces employés sont décalés, évitant ainsi toute interaction avec les salariés principaux. Cette absence d’interaction est renforcée par la ségrégation urbaine, où les plus riches et les plus pauvres ne se croisent plus. Cela alimente non seulement le vote pour le Rassemblement National mais met également en lumière la faiblesse programmatique du parti.

Bien que le Rassemblement National présente des propositions redistributives audacieuses, telles que l’aide à l’accession à la propriété, leur financement reste problématique. Le parti se trouve dans une position délicate : d’un côté, il souhaite augmenter les dépenses en faveur des classes les plus modestes, mais de l’autre, il propose de supprimer l’impôt sur la fortune immobilière. Cette tension programmatique soulève une question cruciale : comment le Rassemblement National envisage-t-il de financer ses dépenses publiques ?

C’est là que le double discours du Rassemblement national est particulièrement flagrant. D’un côté, ils blâment la « fraude sociale », accusant ceux qui bénéficient des aides sociales d’être la cause des problèmes économiques, et de l’autre, ils pointent du doigt les immigrés comme une autre source majeure de dépenses. Pourtant, lorsqu’on examine les chiffres de manière objective et détaillée, ces arguments ne tiennent pas la route.

Le Rassemblement National se trouve dans une position délicate : d’un côté, il souhaite augmenter les dépenses en faveur des classes les plus modestes, mais de l’autre, il propose de supprimer l’impôt sur la fortune immobilière.

Julia Cagé

Face à cela, il devient de plus en plus clair que la question centrale est de savoir comment on rémunère et valorise le travail dans notre société tout en garantissant un filet de sécurité pour tous. Il n’est pas suffisant de pointer du doigt les failles des autres partis. Pour être crédible, il faut proposer des solutions concrètes.

La dichotomie entre la « France du travail » et la « France de l’assistanat », qui a même été reprise par certaines figures à gauche, est non seulement réductrice, mais elle évite également d’aborder la véritable question : comment garantir une existence digne à chaque citoyen ? Dans un monde où le travail est de plus en plus émietté, de plus en plus numérisé, de plus en plus fragilisé, le défi est de déplacer le débat de l’assistanat vers la valorisation du travail, tout en reconnaissant la nécessité d’un soutien pour ceux qui en ont besoin.

Si la gauche veut vraiment s’emparer de ce débat, elle doit le faire de manière constructive. Il ne s’agit pas seulement de critiquer le Rassemblement National ou d’autres partis. Il s’agit de mettre en avant des propositions concrètes qui tiennent compte à la fois de la dignité du travail et de la nécessité d’une sécurité économique. Au lieu de cela, il semble que le débat public a été monopolisé par des discours clivants qui n’apportent pas de solutions. Et pendant ce temps, ceux qui sont au RSA ou dans des situations précaires continuent de lutter pour joindre les deux bouts, souvent invisibles et oubliés dans ces grands débats politiques.

Il faut mettre en avant des propositions concrètes qui tiennent compte à la fois de la dignité du travail et de la nécessité d’une sécurité économique. 

Julia Cagé

Le problème, c’est sans doute que la gauche ne s’est pas assez appropriée ce débat là. Et du coup, c’est facile pour le Rassemblement national d’identifier ces nouveaux ennemis qui sont assez visibles, eux, contrairement aux riches, pour les catégories les plus modestes.

Au mois de juin 2024 auront lieu les élections européennes, comment comprendre sa place dans le conflit politique en France ? 

Thomas Piketty

Les points qu’a cités Laurent Jeanpierre sont décisifs, mais la question de l’Europe, et plus généralement de la mondialisation, est absolument centrale. Les référendums européens ont notamment marqué la formation de ce qu’on appelle la tripartition. Celle-ci se caractérise par un bloc central composé des électeurs du centre gauche et du centre droit. Un exemple précurseur de ce phénomène a été observé lors du référendum de 2005. Elle sera toute aussi importante pour sortir de la tripartition. 

Je me suis personnellement beaucoup engagé pour la démocratisation de l’Europe, à travers la rédaction d’un manifeste. Mon ambition est de mettre en avant un social-fédéralisme européen. Je crois fermement à la possibilité de voter, à la majorité, des systèmes de protection sociale et de redistribution fiscale à l’échelle de l’Europe.

À mesure que l’Europe évolue, la question de son rôle et de sa gouvernance devient cruciale. Un exemple concret de cette nécessité est la taxe carbone aux frontières adoptée par l’UE. Bien qu’elle semble prometteuse, sa portée reste limitée. Pour 2030, elle ne représentera que 2 % de la valeur des importations chinoises, et encore moins si l’on prend en compte l’ensemble des importations asiatiques. En réalité, cette mesure aura peu d’impact sur les échanges commerciaux.

À mesure que l’Europe évolue, la question de son rôle et de sa gouvernance devient cruciale. 

Thomas Piketty

Pour une Europe efficace, il faut viser un standard élevé en matière sociale, fiscale et environnementale. Bien qu’une harmonisation à l’échelle européenne soit idéale, cela ne devrait pas empêcher les pays individuels d’instaurer leurs propres niveaux de protection. Il est parfois nécessaire d’adopter des mesures unilatérales pour faire face à des pratiques inacceptables, comme le dumping fiscal et social.

On revient donc à la question de la fiscalité et de la redistribution, que favoriserait la bipartition. 

Thomas Piketty

Pour restaurer la confiance envers l’État, il est crucial d’adopter une approche décentralisée, impliquant davantage les citoyens au niveau local. L’État ne peut pas tout faire, mais la demande de services publics et de redistribution demeure très présente dans le pays — il faut donc repenser la manière dont il s’investit. La société française est aujourd’hui structurée par un conflit de classes qui est bien plus complexe que les discours polarisants autour des questions identitaires que certains cherchent à imposer.

La question de la fiscalité est centrale dans le débat sur la redistribution des richesses et le rôle de l’État. La mise en place de l’Impôt sur la fortune (ISF) dans les années 1980 est un exemple emblématique de cette problématique. Bien que conçu avec l’ambition de rapporter initialement 50 milliards d’euros, l’ISF n’a généré qu’une fraction de cette somme, en grande partie en raison des exonérations accordées aux patrons les plus influents. Ce constat reflète non seulement un manque de mobilisation politique, mais aussi une certaine résignation suite à la chute du communisme durant les années 1980 et 1990. Cette période a été marquée par un recul de l’ambition redistributive.

Un des défis majeurs réside dans l’implication des citoyens et des partenaires sociaux dans le processus de redistribution. Si l’ISF, par exemple, finançait directement des services sociaux essentiels tels que l’assurance maladie, les allocations familiales, les maternités ou encore des instituts universitaires, cela pourrait stimuler une appropriation populaire. Les citoyens, sachant précisément à quoi servent ces fonds, seraient davantage enclins à défendre ces recettes.

Bien que conçu avec l’ambition de rapporter initialement 50 milliards d’euros, l’ISF n’a généré qu’une fraction de cette somme, en grande partie en raison des exonérations accordées aux patrons les plus influents.

Thomas Piketty

À l’inverse, quand ces revenus sont absorbés par le budget général de l’État, ils deviennent invisibles pour le grand public. Sans une transparence sur leur utilisation, il est difficile de mobiliser les citoyens, y compris les mouvements sociaux et les syndicats, pour protéger ces sources de revenus. À titre d’exemple, la Contribution Sociale Généralisée (CSG) est critiquable pour diverses raisons, notamment son caractère proportionnel. Cependant, personne n’ose la remettre en question car elle finance directement des besoins essentiels tels que les hôpitaux et les remboursements médicaux.

Julia Cagé 

J’ajouterais un élément à ce que tu viens d’exprimer. L’une des grandes difficultés actuelles est de regagner la confiance des électeurs du Rassemblement national. L’idée répandue est que, pour que la gauche reconquière ses électeurs, elle doit proposer davantage de services publics, et donc potentiellement mettre en place une taxation plus progressive. Cependant, une partie de cet électorat n’a plus confiance en l’État et répugne à payer davantage d’impôts, de peur que cela bénéficie uniquement à ceux qu’ils considèrent comme des « assistés ». Le défi majeur réside dans la capacité à persuader des électeurs de l’utilité d’un impôt plus progressif destiné à financer des services publics dont ils estiment ne plus bénéficier.

Il est indéniable qu’il faut renouer un lien de confiance. Lorsque des citoyens constatent l’absence d’école dans leur village, d’hôpital à proximité, ou encore de maternité dans leur département, comment peuvent-ils accepter de payer davantage pour un service public qu’ils jugent défaillant ? S’ils observent des gares désertées sans passage de train, le sentiment d’abandon n’en est que renforcé. Cependant, il est essentiel de faire comprendre que sans une augmentation et une progressivité des impôts, il est impossible de financer et améliorer ces services. Cette sensibilisation nécessite un travail programmatique conséquent, ainsi que des efforts conjoints des acteurs locaux et des partenaires sociaux pour démontrer que cette dépense supplémentaire a une raison d’être et bénéficiera directement à chacun.

Sources
  1. Cette conversation à plusieurs voix est la transcription éditorialisée d’un mardi du Grand Continent ayant eu lieu le 2 octobre 2023 à l’École normale supérieure.