La crise climatique bouleverse la structure même des rivalités : avec la guerre en Ukraine, l’énergie est au cœur de l’affrontement géopolitique. Depuis le mois de mars, l’Union et ses États-membres manœuvrent pour réduire leur consommation tout en cherchant des alternatives d’approvisionnement.

Afin de porter un regard éclairé sur la crise énergétique que nous traversons, avec le Groupe d’études géopolitiques nous vous proposons cinq points pour répondre à toutes les questions que vous vous posez, en centralisant les indicateurs qu’il faut absolument suivre, à l’échelle pertinente.

À partir de cette semaine, chaque vendredi à 11h, l’Observatoire de la guerre écologique1 sera mis à jour. Dernière mise à jour : 10 mars à 11h00.

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1 — Les prix de l’électricité

Le prix sur le marché européen de l’électricité s’établit en fonction du coût de la dernière source d’énergie utilisée pour répondre à la demande, souvent une centrale à gaz ou à charbon. Or dans le cas de figure actuel caractérisé par une hausse inédite des prix, le mécanisme du marché fait que tous les prix sont tirés vers le haut quelle que soit la source de production de l’électricité. Si à peine 7 % de l’électricité est produite à partir de gaz naturel en France, 100 % des prix dépendent du prix de celui-ci sur les contrats à terme.

La perturbation des approvisionnements du continent en gaz russe a conduit, dès l’été 2021, à une volatilité jusqu’alors jamais observée sur les marchés, entraînant une augmentation vertigineuse du prix du gaz qui s’est répercutée sur le prix de l’électricité. Au mois d’août 2022, les prix moyens du MWh en Europe ont atteint des niveaux records — 543 € en Italie, 495 € en Hongrie, 480 € en Lituanie, 433 € en Bulgarie.

Les conséquences politiques de cette hausse, à être mise en perspective avec une inflation estimée à 8,5 % en janvier 2023 dans la zone euro, se font sentir dans la majorité des États-membres. 

2 — Mesures prises au niveau national et européen

Depuis septembre 2021, les États européens ont consacré plus de 670 milliards d’euros à des mesures budgétaires pour protéger les ménages et les entreprises de la hausse des prix de l’énergie.

Si les réponses apportées jusqu’à présent ont pu être jugées trop nationales, plusieurs mesures au niveau européen, en cours d’adoption, ont vocation à soulager les marchés dans les mois à venir : achat en commun du gaz, solidarité par défaut en cas de rupture d’approvisionnement2, nouvel indice de référence complémentaire pour le gaz naturel liquéfié, « corridor de prix dynamique temporaire pour les transactions portant sur le gaz naturel », plafonnement des prix pour les producteurs inframarginaux à 180 €/MWh3 et, à long terme, une révision de l’architecture du marché européen de l’électricité pour mieux prendre en compte l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans les mix électriques européens.

Fin septembre, les États-membres se sont engagés sur un objectif de réduction volontaire globale de 10 % de la consommation brute d’électricité et d’un objectif contraignant de réduction de 5 % de la consommation d’électricité aux heures de pointe. Ainsi, entre le 1er décembre 2022 et le 31 mars 2023, « les États-membres devront identifier les 10 % de leurs heures de pointe au cours desquelles ils réduiront la demande ».

*Accord politique trouvé au Conseil européen du 20-21 octobre. ** Proposition de la Commission européenne du 22 novembre.

Au mois de juillet, les États-membres s’étaient déjà accordés sur une réduction volontaire de 15 % de la demande de gaz naturel, entre le 1er août 2022 et le 31 mars 2023.

Les pays européens doivent remplir leur stockage souterrain de gaz à « au moins 80 % de leur capacité avant le 1er novembre 2022 et à 90 % avant le début des périodes hivernales suivantes ». Si cette année l’Union a pu compter en partie sur les importations de gaz russe, les hivers prochains s’annoncent particulièrement difficiles.

La mise en place d’une plateforme pour l’achat en commun du gaz pour la prochaine saison de remplissage des stockages a été politiquement soutenue par les chefs d’État et des gouvernement au Conseil européen des 20-21 octobre — elle devrait fonctionner sur « une base volontaire, à l’exception de l’agrégation obligatoire de la demande pour un volume équivalent à 15 % des besoins de remplissage des stocks ».

Les températures élevées expliquent en partie les taux de remplissage des réserves de gaz supérieurs à la moyenne 2017-2021. Au début du mois de février, le taux de remplissage des réserves françaises était supérieur à 21,89 % par rapport à la période de référence, 22,77 % pour l’Allemagne, 15,39 % pour l’Italie, 21,59 % pour l’Espagne, 20,39 % pour les Pays-Bas et 24,49 % pour la Pologne.

Selon le Centre européen pour les prévisions météorologiques, les températures attendues en Europe jusqu’en mars seront supérieures à la moyenne. 

3 — D’où vient le gaz aujourd’hui ?

L’Union continue de débourser d’importantes sommes pour l’achat d’hydrocarbures russes. Au début du mois d’octobre, les pays européens dépassaient le seuil symbolique de 100 milliards d’euros payés à la Russie depuis le début de la guerre pour l’achat d’hydrocarbures. À ce jour, les paiements journaliers s’élèvent toutefois à moins de 100 millions d’euros. Au moment de l’invasion, ce montant avoisinait les 600 millions.

En 2021, la Russie assurait 40 % du total des importations européennes de gaz naturel (soit autour de 140 milliard de mètres cubes). Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, Moscou a progressivement réduit la quantité de gaz acheminée à travers les quatre gazoducs reliant la Russie aux pays européens, qui représente aujourd’hui moins de 8 % des importations de l’Union : Nord Stream 1 a été mis à l’arrêt début septembre ; le transit par la portion polonaise du gazoduc Yamal a été complètement arrêté au mois de mai ; les flux des gazoducs transitant via l’Ukaine sont à leur plus bas. Seul le transit via Turkstream, acheminant du gaz vers les Balkans et la Hongrie, n’a pas été affecté. Celui-ci a connu, au contraire, une augmentation des flux par rapport à la même période en 2021.

Les pays européens ont compensé cette baisse en important plus de gaz naturel liquéfié (ce qui a été favorisé en partie par les conditions sur les marchés asiatiques, marquées par l’arrêt de l’économie chinoise, affectée par la politique zéro Covid). La Norvège est également devenue le premier fournisseur du gaz naturel de l’Europe — et d’électricité.

Depuis mars 2022, plusieurs accords ont été signés par les États membres et par la Commission européenne avec des pays tiers, pour la livraison du gaz. 

À noter qu’un accord à été conclu par la Commission avec l’Egypte et Israël. La France a également conclu un accord avec les Émirats arabes unis. Dans les deux cas, les volumes qui seront acheminés vers l’Europe ne sont pas encore définis. 

4 — Y a-t-il un risque de coupure de gaz cet hiver ?

Si le niveau de remplissage de stock à l’échelle de l’Union laisse penser que l’Europe pourrait éviter des coupures de gaz et d’électricité majeures cet hiver, la situation diffère d’un pays à l’autre.

Les températures qui seront enregistrées cet hiver détermineront la pression qui sera exercée sur les systèmes énergétiques des États-membres. Selon les projections de l’OCDE, une baisse de 10 % de la consommation permettrait d’éviter les risques élevés de perturbation provoqués par un taux de remplissage des réserves européennes de gaz inférieur à 30 %.

La dépendance à l’égard du gaz russe, la capacité des États à s’approvisionner à partir d’autres sources mais aussi à réduire leur consommation d’énergie vont jouer un rôle clef dans les mois à venir. La majorité des États-membres ont annoncé des mesures de sobriété énergétique allant de l’extinction des publicités lumineuses pendant la nuit (France) à la limitation du chauffage dans les bâtiments publics (France, Allemagne, Espagne, Italie, Pays-Bas, Belgique, République tchèque, Grèce).

5 — Comment la crise affecte-t-elle les engagements climatiques européens ?

Selon les projections de la Commission européenne et en accord avec les engagements climatiques pris dans le cadre du Pacte vert européen, qui vise à rendre l’Europe climatiquement neutre à l’horizon 2050, la demande de gaz dans les pays européens devrait drastiquement décroître dans les années à venir. Si la stratégie RePowerEU, présentée en mars 2022, qui se donne comme objectif d’éliminer les importations d’hydrocarbures russes bien avant 2030, était respectée à la lettre, la demande européenne de gaz naturel pourrait baisser de 52 % d’ici 20304, notamment grâce au déploiement d’énergies renouvelables et à la baisse de la consommation d’énergie. Cela dépassera les objectifs établis dans le cadre du paquet Fit for 55, qui prévoyait une réduction du gaz naturel de 29 % par rapport à 2019, à l’horizon 2030, ou de la Loi européenne sur le climat, entrée en vigueur en juillet 2021, qui tablait sur une réduction de 35 %. 

Des décisions individuelles, au niveau national, pourront également avoir un impact sur les objectifs climatiques. 

À ce jour, elles concernent notamment le nucléaire, le déploiement des renouvelables, l’utilisation du charbon et la construction des nouvelles infrastructures fossiles. 

La Belgique a annoncé décaler de 10 ans sa sortie du nucléaire ; de son côté, l’Allemagne a repoussé l’arrêt de ses réacteurs à avril 2023. En Slovaquie, une nouvelle centrale nucléaire sera opérationnelle fin 2022, et des nouveaux projets ont été annoncés en France, République tchèque et Pologne. 

Des mesures ont également été annoncées pour le déploiement rapide des projets renouvelables. La stratégie Repower EU vise notamment de “faire passer de 40 % à 45 % l’objectif de l’UE à l’horizon 2030 en matière d’énergies renouvelables”. L’une des mesures phares est “l’accélération de l’octroi de permis pour les projets liés aux énergies renouvelables en particulier dans des « zones propices au déploiement des énergies renouvelables » spécifiques présentant des risques faibles pour l’environnement”. La Commission a également soutenu la création de la European Solar Photovoltaic Industry Alliance. 

La Pologne pourrait lever les mesures introduites en 2016, qui entravent la construction des éoliens. La France étudie la possibilité de l’ouverture des mines de lithium. La course aux énergies renouvelables change les rapports de force au niveau mondial.

Dans le même temps, selon l’Agence internationale de l’énergie, « la consommation mondiale de charbon devrait augmenter de 0,7 % en 2022 pour atteindre 8 milliards de tonnes ». La construction des nouvelles infrastructures fossiles à la fois en Europe et dans les autres régions du monde, particulièrement en Afrique, pourrait affaiblir à la fois les ambitions climatiques européennes, mais aussi le leadership européen en matière de lutte contre le changement climatique.

Sources
  1. La notion d’écologie de guerre a été développée par Pierre Charbonnier, Écologie de guerre : un nouveau paradigme, GREEN 2, Octobre 2022.
  2. Le premier accord de solidarité bilatéral a été signé entre l’Allemagne et le Danemark le 14 décembre 2020, tandis que cinq autres accords ont été signés par l’Allemagne et l’Autriche le 2 décembre 2021 ; l’Estonie et la Lettonie le 4 janvier 2022 ; la Lituanie et la Lettonie le 10 mars 2022 ; l’Italie et la Slovénie le 22 avril 2022 ; la Finlande et l’Estonie le 25 avril 2022.
  3. Les producteurs d’électricité inframarginaux correspondent aux acteurs produisant de l’électricité à partir des technologies moins chères : énergies renouvelables, nucléaire, lignite… À l’inverse, les producteurs marginaux fixant le prix sur les marchés produisent de l’électricité à partir de ressources plus onéreuses : gaz et charbon principalement.
  4. Rheanna Johnston, Matthew Jones, Lisa Fischer et Raphael Hanoteaux, Are We On Track ? Repowering Towards Eu Gas Demand Reduction, E3G, octobre 2022. »