I

Le personnage principal de la pièce Une querelle entre frères dans la maison de Habsbourg (1848) du dramaturge autrichien Franz Grillparzer est l’empereur Rodolphe II, notoirement indécis et passif. Rodolphe est quelqu’un de doux1. Son plus grand désir est d’être ein Mensch, un être humain. Mais il se montre incapable de faire face aux nombreuses menaces internes et externes qui pèsent sur l’empire – la pièce se joue au xviie siècle, juste avant la guerre de Trente Ans. Son énergique frère Matthias, exaspéré par sa pusillanimité, fomente une sorte de coup d’État contre lui avec la complicité de quelques membres de la famille. La pièce est un vrai mélo. Grillparzer réussit néanmoins à donner une description très juste de l’empire des Habsbourg. Il le dépeint comme «  un chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures.  »

Excellente définition. Dans la pièce, elle est, bien sûr, présentée comme une malédiction. Elle n’a rien de positif. Pourtant, ce demi-achèvement offre une des meilleures clefs de compréhension des six cents ans d’existence de l’empire.

J’irais même plus loin  : pendant mes années viennoises, une des similitudes entre l’empire des Habsbourg et l’Union européenne qui m’a le plus frappée est précisément cette malédiction du travail toujours à moitié fait, du demi-achèvement perpétuel – une malédiction qui est aussi, d’une certaine façon, une bénédiction.

L’empire habsbourgeois était un État. Ce que n’est pas l’Union. La différence est essentielle. Et ce n’est pas la seule. Mais ces deux entités ont en commun d’abriter plusieurs peuples sous leur toit et d’être l’un et l’autre des reines de la procrastination, du retard, du rafistolage et des solutions de compromis. Rien n’est jamais fini. Jamais. Et ce n’est pas par hasard. C’est dans la nature de la bête  : en fait, il n’y a guère d’autres possibilités. 

Un État, ou une structure supranationale, doté d’une armée faible et désireux de garder plusieurs peuples sous un même toit doit constamment faire la preuve de sa pertinence et de sa valeur ajoutée afin de maintenir ceux-ci dans un état de relative satisfaction. Sinon, ils se révoltent ou ils s’en vont, comme quand les Britanniques ont quitté l’Union. La plupart des empereurs habsbourgeois s’efforçaient de garantir la paix, le bien-être et la justice. «  Mieux vaut une paix médiocre qu’une guerre glorieuse  », affirmait Marie-Thérèse.

Pendant mes années viennoises, une des similitudes entre l’empire des Habsbourg et l’Union européenne qui m’a le plus frappée est précisément cette malédiction du travail toujours à moitié fait, du demi-achèvement perpétuel – une malédiction qui est aussi, d’une certaine façon, une bénédiction.

Caroline de Gruyter

Elle poussait très loin l’application de ce précepte. Elle donnait ses filles et ses nièces en mariage afin d’épargner à son peuple les guerres, les famines et d’autres calamités. Elle ne cessait d’amadouer ou de soudoyer ses voisins et rivaux pour éviter que les conflits ne dégénèrent. Sa correspondance fourmille de termes tels que «  différer  », «  gagner du temps  » et «  retarder  ». Rien d’étonnant  : pour elle comme pour la plupart des autres empereurs autrichiens, temporiser était tout simplement une stratégie de survie.

L’armée habsbourgeoise avait des soldats loyaux, mais elle n’était ni assez grande ni assez forte pour défendre simultanément tous les districts de l’empire. Et il y avait un problème supplémentaire. L’écrasement de l’armée française entraînerait pour la France des pertes de territoire, voire la disparition de son roi, mais le pays continuerait d’exister. Cette existence découlait d’une réalité permanente. Les Habsbourg ne pouvaient s’appuyer sur rien de tel. Ils gouvernaient différents peuples, qui ne continueraient peut-être pas à cohabiter sans eux. Cette donnée rendait les Habsbourg existentiellement fragiles. Au xviie siècle, le grand stratège Raimondo Montecuccoli recommandait pour cette raison à l’empereur de «  ne jamais mettre en jeu l’ensemble de son armée  ».

Cette faiblesse existentielle, partagée aujourd’hui par l’Union européenne, contraignait les souverains habsbourgeois à un incroyable numéro d’équilibre dans l’exercice du pouvoir. Ils devaient éviter les guerres et veiller à contenter le plus possible leurs sujets. Satisfaire cette seconde exigence n’avait rien d’évident. Les différentes nationalités et communautés linguistiques n’étaient, comme dans l’actuelle Union, que rarement d’accord entre elles. Il était impossible d’imaginer une politique susceptible de plaire à tout le monde. L’État devait donc passer des accommodements avec tous les acteurs, les rassurer par des promesses, des nominations et des compromis. Il fallait sans cesse ajuster, peser, convaincre, négocier, masser, temporiser. C’était un processus continu, interminable et compliqué par des menaces extérieures dont l’empereur devait trouver comment se protéger. Dans ces conditions, les solutions appliquées se limitaient presque toujours, comme l’écrivait Grillparzer, à des demi-solutions. Les décisions et règlements habsbourgeois ne méritaient que rarement un prix de beauté. Mais on ne pouvait rien espérer de mieux. Elles étaient le maximum atteignable. Tout le monde pestait contre, mais beaucoup savaient aussi que c’était le meilleur résultat réalisable.

Cette laborieuse complexité explique, par exemple, pourquoi les capricieux Hongrois n’arrêtaient pas de se rebeller contre la «  domination viennoise  », sans envisager une seconde de quitter l’empire. Ils avaient tout intérêt à y rester. Qu’ils se comportent aujourd’hui exactement de la même manière dans l’Union en dit long sur les Hongrois. Mais cela en dit aussi long sur la ressemblance existant entre la Vienne de l’époque et le Bruxelles d’aujourd’hui  : l’esprit du temps a changé, mais le mode de gouvernement est le même.

Cette faiblesse existentielle, partagée aujourd’hui par l’Union européenne, contraignait les souverains habsbourgeois à un incroyable numéro d’équilibre dans l’exercice du pouvoir. Ils devaient éviter les guerres et veiller à contenter le plus possible leurs sujets.

Caroline de Gruyter

Dans son livre Visions of Empire, le sociologue britannique Krishan Kumar décrit cinq empires européens ayant marqué le monde de leur empreinte  : l’empire ottoman, l’empire des Habsbourg, l’empire russe puis soviétique, l’empire britannique et l’empire français (ou plutôt, les empires français, car il y en a eu plusieurs). Selon lui, l’empire des Habsbourg était de loin «  le plus complexe, le plus trompeur et le plus multiforme  » des cinq. Son identité se laissait difficilement cerner. Ce flou se retrouve jusque dans la façon de le nommer. Les uns qualifiaient son État de «  k.u.k.  » (impérial et royal), tandis que les autres préféraient l’appeler «  k.k.  » (impérial-royal). Dans la dernière phase de son histoire, fallait-il dire «  empire austro-hongrois  », «  empire des Habsbourg  », ou «  double monarchie  »  ? Les quatre autres empires, à la personnalité beaucoup plus tranchée, se laissaient plus facilement désigner.

Pourtant, écrit Kumar, l’empire des Habsbourg est, de tous les cinq – si tant est que cette qualification convienne pour des empires -, le plus «  digne d’être aimé  ».

II

Depuis sa fondation dans les années cinquante, l’Union européenne s’est métamorphosée, au terme d’une longue série de mutations, de pirouettes politiques, de crises et de coups de chance, en une puissance relativement importante. Comme l’empire des Habsbourg, elle est militairement faible, évite les guerres, et tire son droit à l’existence de la valeur ajoutée qu’elle procure aux États membres, ce qui l’oblige à constamment se redéfinir. Dans l’Europe actuelle, garder sa pertinence pour la totalité des pays rassemblés sous le toit commun reste une priorité. Il y en a aujourd’hui 27. Et ces 27 tirent souvent à hue et à dia.

Comme ce sont les États membres qui prennent les décisions à Bruxelles et que les démocraties nationales se font de plus en plus revendicatives, il se pourrait que l’Europe soit plus compliquée à diriger que ne l’a été l’empire des Habsbourg. D’autant plus que de nombreux gouvernements européens souhaitent faire intervenir Bruxelles à moindre coût, et uniquement dans les cas où aucune autre solution ne peut être envisagée. Compte tenu de son mode de prise de décision et cette méfiance dans les 27 États membres, l’Europe a des grandes difficultés à se projeter dans l’avenir. À de nombreux points de vue, il s’agit d’une puissance réactive  : l’Union agit rarement, elle réagit le plus souvent aux événements intérieurs et extérieurs.

Bref, comme les Habsbourg avant eux, les Européens pratiquent le fortwursteln, le bidouillage, l’art d’avancer cahin-caha. En tant qu’Union, ils doivent essayer de rester pertinents alors qu’ils sont sans cesse – et quasiment par nature – à la remorque des événements.

Sur ce point, une complication vient s’ajouter  : «  rester pertinents  » ne veut jamais dire la même chose en Europe. Il y a dix ou douze ans, pendant la crise financière, cela signifiait  : réguler les banques et les fonds spéculatifs, préserver le capital des épargnants et stabiliser l’euro. En 2015, quand un million de réfugiés et de migrants sont entrés sur son territoire, la pertinence de l’Europe prit la forme du renouvellement de la politique d’asile et d’immigration grâce à une meilleure surveillance de ses frontières. L’Europe devait tout à coup devenir un acteur géopolitique. L’environnement multilatéral où elle s’épanouissait, et où des cycles de négociation visaient à mettre tout le monde d’accord, a fait place à un monde mercantile dominé par de grandes puissantes rivales telles que les États-Unis et la Chine qui ne reculent pas devant l’emploi de la force brute aux dépens des pays plus petits. Des puissances régionales autoritaires telles que la Russie et la Turquie cherchent à agrandir leur territoire et font pression sur leurs voisins européens. Dans ce monde, aucun pays européen ne peut se maintenir debout tout seul, pas même l’Allemagne. En s’appuyant sur l’Union, les États européens peuvent résister. Aussi négocient-ils de plus en plus souvent à Bruxelles pour s’assurer une protection géopolitique. Des thèmes dont beaucoup ne voulaient pas entendre parler il y a dix ans sont maintenant sur la table – défense européenne, renforcement de la politique étrangère, contrôle des investissements étrangers, et même développement du rôle international de l’euro.

Comme l’empire des Habsbourg, l’Union européenne d’aujourd’hui est militairement faible, évite les guerres, et tire son droit à l’existence de la valeur ajoutée qu’elle procure aux États membres, ce qui l’oblige à constamment se redéfinir.

Caroline de Gruyter

D’autre part, comme les Habsbourg, nous ne pouvons pas nous permettre de nous disputer avec tout le monde. Nous avons besoin d’alliances afin de ne pas être attaqués en même temps de tous les côtés. Nous devons, que cela nous plaise ou non, continuer à discuter avec quelques dictateurs et autocrates. En clair  : nous salir les mains jusqu’à un certain point, comme lorsque nous avons conclu un deal sur les réfugiés avec la Turquie.

Cette Europe ne ressemble ni de près ni de loin à celle d’il y a vingt ans. L’Europe doit sans cesse s’inventer elle-même. On peut comparer Bruxelles à un fabricant de saucisses. Les États membres apportent chacun leurs propres ingrédients. Dès que Bruxelles a établi qu’aucun d’eux ne figure sur la longue liste des «  ingrédients interdits  », la confection de la chair à saucisse démarre. Tout le monde ne trouve pas le produit final aussi bon. Les uns le trouvent trop salé. Les autres le préféreraient plus épicé. Le troisième ne mange pas de viande, mais tire de gros profits du transport des charcuteries. Pourtant, tout le monde peut s’en convaincre  : la production de saucisses est en ce moment assez élevée.

III

«  J’ai habité dans trois Europes. Trois Europes totalement différentes.  » Voilà ce qu’écrit l’universitaire allemande Aleida Assmann dans son livre Der Europäische Traum. Vier Lehren aus der Geschichte (Le Rêve européen. Quatre leçons de l’Histoire).

Le témoignage d’Assmann montre bien comment l’Europe ne cesse de se réinventer. Il prouve aussi que tous ceux qui tente de l’enfermer dans une définition univoque – que ce soit comme marché, comme puissance occupante, ou comme fédération manquée – sont toujours démentis par la réalité  : l’Europe est tout cela et elle n’est rien de cela. L’Europe est un chantier permanent qui n’est réductible à aucune catégorie.

La première Europe, où elle est née, a duré de 1945 à la chute du Mur en 1989. Ses architectes étaient les héros de la première guerre mondiale. De vieux bonhommes gris qui ne lui disaient rien. Elle pensait par exemple que Robert Schuman, le fondateur de la Communauté européenne du charbon et de l’acier à l’origine de l’Union européenne, était un compositeur. René Cassin, le rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, lauréat du prix Nobel de la paix, lui était inconnu. L’Europe était à l’époque un continent divisé et polarisé. Notre moitié était sous cloche américaine, solidement arrimée au camp occidental. Les Américains veillaient sur nous. Tout ce qu’il y avait d’intéressant ou d’excitant venait des États-Unis ou d’Angleterre  : la contestation politique, les Beatles, le cinéma. Encore une impression  : à l’époque, tout le monde regardait vers l’avant. Les gens voulaient oublier le passé le plus rapidement possible.

Cette phase semblait devoir durer éternellement. La chute du Mur en surprit plus d’un. Soudain, l’avenir s’ouvrait. Ainsi commença la deuxième Europe, qui dura jusqu’à la crise des réfugiés de 2015  : l’Europe du pluralisme, moins confinée, plus diverse, plus attrayante. Pendant cette période, nous avons ouvert les frontières, nous avons exploré et embrassé pleinement la diversité. Ce fut le temps du vagabondage. L’ennemi extérieur, l’Union soviétique, avait disparu. L’élargissement à d’autres pays permettait de nouvelles découvertes. L’histoire faisait également un retour. Les victimes de l’holocauste étaient enfin entendues. Nous organisions des restitutions, construisions des musées. Mais nous étudiions Auschwitz, pas le siège de Leningrad, qui fit plus d’un million de victimes. Le fait que l’Europe centrale et orientale soit moins demandeuse de diversité que nous-mêmes a longtemps échappé à notre attention. Souterrainement, une fracture se creusait.

Cette deuxième Europe, sans frontières ni objectifs bien repérables, disparut avec la crise des réfugiés et les attentats islamistes. Les gens s’étaient lassés du vagabondage. Ils voulaient être protégés. La fracture entre l’Est et l’Ouest, qui s’était ouverte pendant la phase précédente, fit alors surface. Le Brexit s’accéléra. Ainsi débuta la troisième Europe, l’Europe des contradictions, inquiète de son identité et de son avenir, et s’interrogeant sur ce qui nous lie et ce sur ce quoi nous devons concentrer nos efforts. La force de cohésion et d’intégration de l’Union décroît. Mais dans le même temps, l’Europe se fait petit à petit plus démocratique et, sous l’effet de ces conflits de fond, devient enfin plus politique et plus intéressante. Qu’est-ce que l’Union européenne  ? Qu’attend-on, et que n’attend-on pas de Bruxelles  ? Ces questions et ces débats n’ont jamais retenu autant l’attention.

L’ancien président de l’Union Herman van Rompuy a dit un jour que l’Europe d’après 1989 était devenue «  a space  », un espace d’exploration des libertés et de la diversité. En 2015, cette période a pris fin. Les Européens ont alors réclamé une protection et l’Europe est lentement devenue «  a place  », un lieu. Doté de frontières.

Dans un environnement paisible, seulement entourée de gentils voisins, la troisième Europe aurait facilement pu sombrer. Mais, comme autrefois l’empire des Habsbourg, elle est cernée par des pays qui la menacent.

Caroline de Gruyter

Et voilà que juste au moment où nous nous employions à donner forme à cette place, notre plus grand allié nous a laissé tomber. Les Américains ont joué un rôle crucial dans le processus d’unification européenne. Ils voyaient dans l’Europe un pare-chocs contre le communisme. Après la chute du Mur, l’Europe a perdu cette fonction stratégique. Depuis 1989, Washington s’intéresse plus à l’Asie du Sud, à la Chine. Ce changement d’attitude aurait dû nous alerter. Au lieu de cela, nous avons refusé pendant des années de nous prendre en main. Une défense et une politique étrangère européennes  ? Nous affirmer en tant que puissance géopolitique  ? Aucun intérêt, disaient les hommes politiques européens. Et maintenant, que constatons-nous  ? Que c’est absolument nécessaire. Nous sommes entourés de puissances revanchardes qui veulent nous déstabiliser. Comme simple marché et «  communauté de valeurs  », nous ne survivrons pas.

L’Union européenne est championne du monde des disputes. Elle a pourtant survécu à toutes les crises de ces dernières années  : la crise financière, la crise de l’euro, le Brexit, la crise des réfugiés. Pourquoi  ? La réponse est simple  : les chefs de gouvernements qui, je le répète, prennent toutes les décisions à Bruxelles, voulaient qu’elle survive. Ils ont fait ce choix. Il a suscité beaucoup de grogne, mais il a aussi été apprécié par beaucoup de citoyens de l’Union.

L’Union gagne en popularité dans de nombreux pays. Ce qui ne veut pas dire que les gens soient satisfaits de l’Union, où tellement de choses clochent, mais qu’ils sont de plus en plus satisfaits d’être dans l’Union.

Dans un environnement paisible, seulement entourée de gentils voisins, la troisième Europe aurait facilement pu sombrer. Mais, comme autrefois l’empire des Habsbourg, elle est cernée par des pays qui la menacent. Ces puissants rivaux se servent des tarifs douaniers, des données informatiques, des forages gaziers, ou des réfugiés comme autant d’armes contre elle. Cette pression externe force l’Europe à se réinventer pour la quatrième fois. Maintenant, comme puissance géopolitique.

Sources
  1. Ce texte est un extrait de conclusion de l’ouvrage de Caroline de Gruyter Beter wordt het niet ; een reis door de Europese Unie en het Habsburgse Rijk dont la traduction française est à paraître aux Éditions Actes Sud. Elle est reproduite avec l’aimable autorisation de celles-ci.
Crédits
En partenariat avec l’Institut Français, le Grand Continent publie une série de textes et d’entretiens : ces « Grands Dialogues » forment un dispositif réunissant des personnalités intellectuelles de premier plan venues du monde des arts, des lettres, des sciences, du journalisme et de l’engagement et représentant l’ensemble des États membres de l’Union européenne.