La dimension politique à l’arrière-plan du projet de loi britannique sur le marché intérieur est identique à celle de la prorogation du Parlement en 2019, les mêmes tactiques destructrices étant désormais utilisées sur la scène mondiale1.

Dans les deux cas, ce que le conseiller principal du Premier ministre qualifie de « bullshit legal advice » –  l’État de droit pour tous  – n’est pas seulement ignoré, mais ouvertement bafoué. La forme est aussi importante que le fond, si ce n’est plus  : le fait de dire à un ministre qu’il va enfreindre la loi le montre bien2.

Le calcul est que l’opinion publique se soucie peu des débats obscurs sur des points de détail apparents. À maintes reprises, on constate que la « volonté du peuple » est contrecarrée par ses « ennemis  ». De ce point de vue, plus les réactions des hauts fonctionnaires, des hommes politiques à la retraite et des dignitaires étrangers sont fortes, mieux c’est. 

C’est le retour de la politique du « bully boy », dont les objectifs deviennent plus clairs à chaque nouvelle manœuvre. La prorogation du Parlement faisait partie d’un plan visant à éviscérer la démocratie intérieure au nom du populisme national. Nous sommes maintenant entrés dans la phase internationale de cette même stratégie.

Le projet de loi vise à renforcer la marge de négociation du gouvernement britannique. Si l’Union européenne n’accède pas aux demandes du Royaume-Uni et qu’aucun accord de libre-échange n’est conclu, le projet de loi annule les principales dispositions du protocole sur l’Irlande du Nord, présentant ainsi à l’Union un menu d’options peu appétissantes.

En l’absence d’accord, une frontière doit être tracée quelque part. Dans le cas contraire, le Royaume-Uni pourra utiliser l’Irlande du Nord comme une porte dérobée vers l’Europe sans respecter aucune de ses règles commerciales. Si la frontière est tracée autour des îles britanniques, l’Irlande sera à nouveau piégée dans l’orbite de la Grande-Bretagne. Ces deux scénarios sont inacceptables pour l’Union européenne, car ils sapent fatalement le marché unique, et au-delà, elle-même.

On s’attend à ce que les représentants du gouvernement britannique expliquent bientôt que le Royaume-Uni ne voit aucune justification à une frontière rigide sur l’île d’Irlande, car cela remettrait en cause l’accord du Vendredi saint. Le piège est alors tendu, l’Union européenne étant dépeinte comme responsable de la mise en place des contrôles douaniers et de tout retour à la violence sectaire qui s’ensuivrait.

Le cynisme de l’objectif et les tactiques utilisées, associés à une politique de la corde raide et à une montée des tensions, ne servent pas seulement un programme de propagande interne. On nous dit que le conseiller principal de Boris Johnson est un admirateur de Bismarck. En vérité, la politique actuelle rappelle davantage les successeurs du Chancelier de fer. Du traitement des traités internationaux comme de simples bouts de papier au mépris avoué des organismes multilatéraux, il y a là un schéma reconnaissable. Pour citer Marx, l’histoire ne se répète peut-être pas comme une tragédie, mais tout ceci n’est pas non plus une farce.

La conclusion est inéluctable et les dirigeants européens ne devraient pas en douter. L’Union européenne est née du désir de mettre à jamais de côté la politique de domination. Elle est aujourd’hui confrontée à un gouvernement britannique qui est tombé sous ce charme même. Le projet du Brexit n’est pas une simple sortie de l’Union, mais une menace existentielle pour celle-ci.