Par la chute des réseaux d’échanges commerciaux mondiaux, le coronavirus souligne avec évidence les faiblesses et vulnérabilités du système économique globalisé actuel. Dans ce contexte, force est de remarquer à quel point les économies polarisées d’aujourd’hui sont vectrices d’un développement considérable de risques, notamment alimentaires. Par exemple, d’après Arnaud Florentin, économètre et directeur du pôle « empreinte économique » du cabinet Utopies, la distance entre producteurs et consommateurs est en moyenne, à vol d’oiseau, de 6700 kilomètres. Un chiffre extravagant qui révèle, en plus de l’emprunte carbone immense qu’il représente, tout l’absurde de la concentration de productions ultra spécialisées quand, et surtout en cette période, celles-ci mettent à l’épreuve la répartition des ressources agricoles et l’accès juste et équilibré aux denrées de base. 

Du risque de pénurie alimentaire mondiale…

De fait, bien que le monde n’ait jamais autant produit et que le jour du dépassement écologique n’ait jamais été si tôt dans l’année1 (29 Juillet en 2019), la crise sanitaire actuelle, la fermeture des frontières, les restrictions d’exportations et de circulation  qui en découlent mettent sous tension nombre de marchés alimentaires et agricoles. Les chaînes d’approvisionnement se retrouvent effectivement fragilisées par les mesures protectionnistes prises par certains Etats ou la baisse progressive de la main d’oeuvre ; causant une progressive augmentation du prix des denrées de base comme le riz. Le Financial Times notait ainsi le 25 mars que les Bourses des produits agricoles s’étaient envolées de 8 à 12 %. C’est toute la filière d’approvisionnement, de l’amont à l’aval, qui subit l’impact du Coronavirus.

Cette crise met ainsi en lumière les fortes disparités économiques empêchant certaines populations d’avoir accès à des aliments locaux ou/et nutritifs, non sans rappeler les premiers signes de pénurie alimentaire et des émeutes de faim lors de la crise de 2008. Selon le dernier communiqué de l’IPES-Food2, 820 millions de personnes souffraient déjà de sous-alimentation avant la crise du COVID-19, tandis que 2 milliards de personnes étaient touchées par l’insécurité alimentaire. Avec le virus, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) estime que le nombre de personnes en crise alimentaire et nutritionnelle en Afrique de l’Ouest pourrait passer de 17 à 50 millions entre juin et août 20203.

Le mercredi 1er avril déjà, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) alertaient sur le risque croissant de pénurie alimentaire mondiale : « Nous devons nous assurer que notre réponse face à la pandémie de Covid-19 ne crée pas, de manière involontaire, des pénuries injustifiées de produits essentiels et exacerbe la faim et la malnutrition ». « Les décideurs politiques du monde entier doivent veiller à ne pas répéter les erreurs commises lors de la crise alimentaire de 2007-2008 et à ne pas transformer cette crise sanitaire en une crise alimentaire tout à fait évitable », affirment les organisations. Certes, l’urgence de la situation est à considérer. Cependant, celle-ci ne doit pas détourner l’attention de ses effets à moyen et long terme dans les équilibres économiques mondiaux. La crise remet effectivement en évidence la nécessité de repenser l’organisation du système alimentaire global.

L'indice de performance environnementale, 2019

… A la nécessité de repenser le système alimentaire mondial, par une approche locale et raisonnée

En effet, bien que la sécurité alimentaire soit un enjeu central défendu par presque tous les pays, le coronavirus démontre une nouvelle fois que le système mondialisé aux soit-disant pieds d’argile ne parvient pas à y répondre de par ses flagrantes fragilités. D’après Gisèle Yasmeen, directrice générale du Réseau pour une alimentation durable, « le coronavirus reflète les inégalités structurelles : qui a accès aux ressources et qui n’y a pas accès. »4. Force est d’ailleurs de rappeler que, outre ses externalités négatives au niveau environnemental et les faiblesses soulignées par les diverses crises dont celle du COVID-19, l’agriculture industrielle et la mondialisation des systèmes alimentaires a conduit à une forte déconnexion entre agriculture et alimentation, entre système alimentaire et territoire.

Pour faire face aux défis économiques, sociaux et environnementaux que souligne donc cette crise et plus généralement aux déficiences de ce système alimentaire globalisé, la souveraineté et l’autonomie alimentaire5, l’agroécologie et les initiatives de relocalisation de la production alimentaire ouvrent des perspectives prometteuses, justes et résilientes. Par ailleurs, la perspective bottom-up et la réappropriation par les citoyens des enjeux alimentaires du local au global sont primordiales, contribuant effectivement à la construction de systèmes alimentaires durables et solidaires, et au droit à l’alimentation. Le rapport du GIEC6 préconise par exemple une gestion des terres plus durable, à l’aide des techniques mises en place dans le cadre des agricultures biologiques et agro écologiques pour une transition de l’agriculture industrielle, comme par exemple en privilégiant la vente directe aux consommateurs par les petits producteurs.  D’ailleurs, la Fédération nationale de l’agriculture biologique, dans un communiqué, exprime que  « les circuits courts sont devenus de véritables refuges pour les consommateurs ». Le mouvement des AMAP7 et des locavores8 illustre pertinemment que l’on peut consommer très bien et très riche en consommant des produits de saison. « Ce sera sûrement la plus grande leçon de cette crise : les territoires qui ont les circuits de proximité les plus développés sont aussi les plus autonomes et agiles pour assurer la sécurité alimentaire de leur population », ajoutait la Fédération9.

Effectivement, en plus d’une nouvelle autonomie, ce contexte et la relocalisation de l’alimentation constituent une opportunité de prise de conscience que nombre de mouvements agricoles formulent depuis des années : les logiques de production industrielles et mondialisées sont nocives à la fois pour les sociétés et l’environnement. Il faut donc activer une contre-globalisation, repensant la répartition des denrées dans un approvisionnement davantage national, sain, et dans la mesure du possible local, propice à un développement territorial durable et juste. Dans une logique de complémentarité, la réappropriation des circuits de production et de commercialisation relèverait ainsi d’un rééquilibrage nécessaire des pouvoirs de la localité contre l’hégémonie des firmes internationales.

Sources
  1. Jour du dépassement (Earth overshoot) : symbolise le moment où l’humanité a épuisé les capacités régénératrices de la Terre. On parle de dépassement global lorsque la demande de l’humanité vis-à-vis de la nature excède les capacités régénératives de la biosphère. Cet état se traduit par l’appauvrissement du capital naturel sous-tendant la vie sur Terre et l’accumulation des déchets.
  2. IPES-Food, COVID-19 and the crisis in food systems : Symptoms, causes, and potential solutions, avril 2020
  3. Claire Le Prive, “COVID-19 : 50 millions de personnes menacées par la faim en Afrique de l’Ouest”, OXFAM, 21 Avril 2020
  4. Anais Elboudjaini, COVID-19 : réfléchir à l’insécurité alimentaire” , Radio Canada, 12 Avril 2020
  5. Souveraineté alimentaire : Principe alternatif développé en 1996 par le mouvement paysan international Via Campesina, désignant “le droit des peuples à une alimentation saine, choisie et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables.”
  6. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), “Rapport sur les liens entre le changement climatique, la désertification, la dégradation des terres, la gestion durable des terres, la sécurité alimentaire, et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres (SRCCL), 2019
  7. AMAP : Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. Les AMAP consistent en la vente de paniers de produits frais en provenance directe de la ferme, vendus dans des points relais au milieu des centres villes. Celles-ci naissent de la volonté de groupes de consommateurs et de producteurs qui poursuivent ensemble les mêmes objectifs : préserver l’existence et la continuité des fermes de proximité dans une logique d’agriculture durable, c’est-à-dire une agriculture paysanne, socialement équitable et écologiquement saine.
  8. Le locavorisme ou mouvement locavore est un mouvement prônant la consommation de nourriture produite dans un rayon allant de 100 à 250 kilomètres maximum autour de son domicile.
  9. William Lambert, “Emmanuel Macron déclare la guerre à la transition écologique”, Fédération Nationale d’Agriculture Biologique, 23 Avril 2020