Bruxelles. À l’image des mesures sanitaires, économiques ou frontalières prises contre la propagation du Covid-19 en Europe, les réponses juridiques à l’épidémie suscitent des interrogations. Face à cette situation, des opinions se font entendre au sein des institutions européennes afin d’avertir sur les brèches juridiques ouvertes par les provisions des différents états d’urgence. Didier Reynders, le Commissaire européen en charge de « Justice, Droits fondamentaux et Citoyenneté » s’inquiète particulièrement de ces mesures qui, par leur étendue et leur diversité, représentent une menace à l’égard des libertés fondamentales des citoyens européens.

Conformément à l’article 15 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme1, en cas de « danger public menaçant la vie de la nation », les États contractants peuvent, dans une « stricte mesure », prendre des actes « dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention ». Par le recours à cet article, plusieurs États dont l’Arménie, la République de Moldavie ou la Géorgie se sont récemment retirés temporairement du Conseil de l’Europe, afin d’appliquer des mesures exceptionnelles. Au sein de l’Union et face à une crise sanitaire mondiale dont l’Europe est désormais l’épicentre, de multiples mesures d’urgence ont été votées ou décrétées.

L’Estonie a par exemple fait savoir au Conseil de l’Europe qu’elle mettait en place un état d’urgence comprenant  « des restrictions à la circulation, la modification de l’organisation de l’enseignement et des tribunaux, la fermeture de divers établissements culturels et autres, la fixation de restrictions à la communication », tout en assurant que ces mesures seront « proportionnées et justifiées »2.

À l’image du Commissaire Reynders et de parlementaires européens membres des Commissions des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, les institutions européennes demeurent perplexes et vigilantes face à ces mesures.3 Le cas slovaque est caractéristique  des craintes induites par une surveillance de masse des données. Moins de deux semaines après son entrée en fonction, la majorité conservatrice de Igor Matovič (Parti des Gens ordinaires et Personnalités indépendantes – OĽaNO) a fait voter un amendement autorisant le ministère de la santé slovaque à exploiter les données de localisation de l’ensemble des citoyens afin de contenir la propagation du virus. Face aux vives critiques à l’encontre de ces mesures, les autorités ont dû préciser l’étendue, les limites et la nature de l’exploitation des données faites par les services de santé publique. 

C’est néanmoins le cas hongrois qui suscite désormais les craintes les plus importantes. Malgré les avertissements de la secrétaire-générale du Conseil de l’Europe Marija Pejčinović Burić à l’annonce du vote4, les parlementaires de la Diète Hongroise ont voté le 30 avril une loi sur l’état d’urgence qui confère à Viktor Orban les pleins-pouvoirs pour une durée indéterminée grâce à une gouvernance par décret.5 Repoussant de façon indéfinie les élections (les prochaines devaient avoir lieu en 2024), mettant en place une suspension des sessions et du contrôle parlementaire tout en permettant aux autorités judiciaires de condamner des journalistes rapportant des faits « dénaturant ou proclamant un fait qui peut nuire à l’efficacité des mesures de défense », ces actions mettent à mal les libertés fondamentales hongroises ainsi que les fondements de la vie démocratique du pays. Bien que l’article 7 du Traité sur l’Union européenne donne théoriquement la possibilité à l’Union de sanctionner un État ne respectant pas les valeurs fondamentales européennes, les blocages répétitifs de la procédure par la Pologne permettent à Viktor Orban de poursuivre sa dérive autoritaire.6

Craintes d’un État policier, d’une exploitation de données extensives ou de la remise en cause des droits fondamentaux des citoyens, … Les récentes mesures d’urgence mises en place par les États-membres suscitent des interrogations au sein des autorités juridiques européennes. Face à ces potentielles dérives et aux limites des procédures et recours de l’Union, les conséquences pourraient être dramatiques. Entre dessein politique et réelles mesures d’endiguement du virus, ces menaces mettent à nouveau l’Union en difficulté.

Sources
  1. « En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international »
  2. Republic of Estonia, Ministry of Foreign Affairs, Estonian ambassador informed Council of Europe of emergency measures implemented in Estonia, 29 mars 2020.
  3. Parlement Européen, Fermeture des frontières : la commission des libertés civiles appelle à la proportionnalité et la coordination dans l’Union européenne, 16 mars 2020.
  4. Council of Europe, Secretary General writes to Viktor Orbán regarding COVID-19 state of emergency in Hungary, 24 mars 2020.
  5. PICHETA Rob, HALASZ Stephanie, Hungarian parliament votes to let Viktor Orban rule by decree in wake of coronavirus pandemic, CNN, 30 mars 2020.
  6. La Doctrine Orban, Le Grand Continent, 21 juin 2018.