À Rome, le 16 mars 2020

Nous sommes dans L’Enfer de la Divine Comédie, au milieu du cinquième chant. Dante Alighieri, au galop de ses tercets enchaînés, exprime, en passant, cette impressionnante révélation qui tourne dans ma tête depuis une dizaine de jours :

Nessun maggior dolore

che ricordarsi del tempo felice

ne la miseria

Dante Alighieri, Divina Commedia1

On ne s’aperçoit de l’incommensurable valeur de quelque chose – une personne, une habitude, une opportunité – qu’au moment même où elle risque de disparaître soudainement, définitivement.

De dehors, mais aussi de l’intérieur, les mesures restrictives et drastiques imposées par le gouvernement italien depuis une semaine et qui visent à freiner la propagation du coronavirus, ont soudainement comme dissipé les banales libertés individuelles et le mode de vie ouvert qui caractérisaient nos sociétés occidentales : aller dîner chez un ami ou chez ses parents, rencontrer parfois un inconnu, se rassembler pour manifester, aller à la mer ou à la campagne, voyager ailleurs, dans une autre ville ou dans un autre pays…

Nous sommes, à Rome, pour une fois, les premiers en Europe. Cette nouvelle réalité, et les questionnements vertigineux qu’elle pose, va se propager partout avec une vitesse proportionnelle à la fin de l’insouciance des populations.

Sofia Scialoja

C’est un changement radical, soudain, que l’on n’aurait même pas pu concevoir il y a seulement quelques semaines, mais qui s’impose désormais dans la vie quotidienne de soixante millions d’Italiennes et d’Italiens comme une réalité évidente, concrète et tangible, aussi cinglante qu’un fait hobbesien.

Nous sommes, à Rome, pour une fois, les premiers en Europe. Cette nouvelle réalité, et les questionnements vertigineux qu’elle pose, va se propager partout avec une vitesse proportionnelle à la fin de l’insouciance des populations. Après avoir gagné l’Espagne, le mot d’ordre du « Tutti a casa »2 se diffuse enfin en France, en Belgique et finira par arriver même en Allemagne et en Angleterre.

Avec un délai de quelques jours, cette extraordinaire expérience sociale grandeur nature que l’on appelle quarantaine ou confinement, arrive.

À quoi ressemble-t-elle ? À peu de choses près, à ceci.

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La vie sociale. Dedans.

À première vue, on pourrait croire que le rideau est tombé sur le théâtre de la vie sociale. Chacun se retrouve unique spectateur d’une scène aveugle et muette, ignorant quand recommencera la représentation de la comédie italienne. Mais il n’en est pas complètement ainsi. La représentation tâtonne, se déforme, en essayant de fixer ses formes provisoires. 

La deuxième naissance de la sociabilité virtuelle

Si certains ont tiré profit de cette pandémie, ce sont bien les réseaux sociaux et les applications téléchargeables sur les smartphones. La sociabilité explose sur le web, de manière multiforme et articulée. Les principaux journaux organisent des marathons culturels online, et mettent à disposition leurs contenus gratuitement. La cinémathèque de Milan a mis tous ses films à disposition. Les musées – la Pinacothèque de Brera de Milan, le Musée égyptien de Turin, les Musées du Vatican de Rome, la Galerie des Offices de Florence, organisent des vidéos-tours et proposent des expositions virtuelles en hypervision (c’est-à-dire, haute définition). Les festivals, rencontres culturelles et conférences qui devaient se tenir dans les prochains mois sont encouragés à se repenser et à se transformer en événements virtuels. La célèbre influenceuse Chiara Ferragni et son mari, le chanteur Fedez, ont collecté en quelques jours 4 millions d’euros en lançant une campagne sur Instagram et Facebook, pour renforcer les structures de soins intensifs à Milan. Mais surtout, les memes, les blagues sur le coronavirus pour désamorcer la tension envahissent les chats WhatsApp et Facebook. Des memes qui synthétisent très bien la situation : « Rappelons-nous que nos grands-pères ont été obligés d’aller en guerre ; nous, nous devons rester assis sur nos divans pour sauver notre pays ».

À première vue, on pourrait croire que le rideau est tombé sur le théâtre de la vie sociale. Chacun se retrouve unique spectateur d’une scène aveugle et muette, ignorant quand recommencera la représentation de la comédie italienne.

Sofia Scialoja

Sur Instagram, tout le monde s’improvise chef, en profitant du temps à la maison pour révéler ses talents culinaires. Même les vrais chefs, dont les restaurants sont désormais fermés, organisent des live sur leurs réseaux sociaux. Ceux qui viennent de publier un livre le lisent sur le net. Les cinéastes donnent des conseils sur des films et séries à regarder, et sur quelles plateformes. Les députés, politiciens, journalistes expliquent ce qui est en train de se passer via des stories Instagram, ou en répondant directement aux questions du public confiné. Tout le monde, d’une manière ou d’une autre, se mobilise pour informer et partager ses propres connaissances virtuellement. Tout le monde cherche à se réinventer, en lisant les livres achetés et laissés sur son chevet, en reprenant en main, qui la guitare, qui le pinceau.

De l’autre côté, la FOMO (fear of missing out, l’anxiété sociale caractérisée par la peur constante de manquer une nouvelle importante ou un évènement quelconque donnant l’occasion d’interagir socialement) continue à serpenter dans les réseaux sociaux mais sous une autre forme : l’angoisse de ne pas savoir profiter du temps chez soi. Certains, paralysés par l’interdiction de sortir ou par l’encouragement à se réinventer dans un espace fermé et limité, ne réussissent pas à être aussi créatifs et positifs que leurs amis sur Instagram. Souvenons-nous de Dante : alors que nous parlons sans cesse d’avoir plus de temps libre, nous ne savons à quoi l’employer lorsqu’il nous est enfin accordé.

Les médecins, les infirmiers et les épidémiologistes ont changé la face du débat public italien.

SOFIA SCIALOJA

Un détour par l’application « HouseParty » permet de mieux comprendre comment s’organise la vie sociale en confinement. De plus en plus utilisée, c’est une sorte de Skype, où il est possible de discuter très facilement avec ses amis – jusqu’à 8 personnes dans une conversation ; les personnes peuvent entrer et sortir d’un groupe de conversation sans demander la permission aux personnes qui sont déjà connectées ; d’une certaine manière, c’est une imitation de la sociabilité festive ou de la place (à l’italienne) où il est possible de converser avec des personnes inconnues, des amis d’amis. À tel point que des jeunes hommes – rigoureusement confinés chez eux – l’utilisent pour essayer de draguer des filles tout simplement en « rentrant » dans les conversations d’autrui, ce qui est, étant donné le principe d’une telle application, bien accepté. «  Je suis disponible sur HouseParty  », disent-ils – à ce jour, je n’ai toutefois pas encore entendu parler d’orgies virtuelles. Enfin, puisqu’il est impossible de se voir, de se rendre visite, les anniversaires se transforment en visioconférences sur HouseParty, et les sorties du samedi soir en une bouteille de vin en sautant d’une conversation à l’autre avec des amis d’enfance retrouvés (si vous en avez marre de lire des bouquins et regarder des films).

Mais surtout, tout le monde partage ses activités ménagères – du puzzle de 1000 pièces acheté sur Amazon au comptage méthodique des carreaux de la salle de bains – avec le hashtag #iorestoacasa, moitié pour exhiber leur sens civique et moitié – surtout – pour sensibiliser le reste du monde. Cette routine s’accompagne de litanies de plus en plus courantes, comme le fait d’écouter, chaque jour en fin d’après-midi, la conférence de presse d’Angelo Borrelli, chef de departement de la Protection Civile, qui annonce le bulletin quotidien du nombre de contaminés, de morts et de guéris. La contrepartie du #iorestoacasa est le #iorestoincorsia (je reste dans l’hôpital), affiché par les médecins et les infirmiers en première ligne pour combattre le virus. Eux aussi, les médecins, les infirmiers et surtout les épidémiologistes ont changé la face du débat public italien. Nouveaux héros – que nous méritons, ou pas – tout le monde connaît et reconnaît désormais cette nouvelle série d’acteurs publics avant méconnus : Roberto Burioni, médecin et professeur de microbiologie et virologie à l’Université San Raffaele de Milan, superstar controversée, au centre du débat dès le début, avec un penchant pour les tons inquiétants et fatalistes ;  Maria Rita Gismondo, virologue de l’hôpital Sacco de Milan, qui, au début, avait cherché à tranquilliser les esprits ; et Walter Ricciardi, véritable institution du moment, professeur de santé publique et membre de l’Organisation Mondiale de la Santé (nouveau gourou mondial), en charge de l’émergence du coronavirus. Entre ces derniers – et bien d’autres personnages – après des premières semaines de polémiques, celles-ci ont fait place au consensus : ceci est la plus grave crise sanitaire que le monde ait connu depuis la grippe espagnole. 

Retour au tangible

Mais au-delà des réseaux sociaux, qu’en est-il du monde non-virtuel ? Existe-t-il encore, est-il encore pensable ? Les décrets sont clairs : il est strictement interdit de voir toutes celles et tous ceux qui n’habitent pas avec vous. L’Italie confinée se divise ainsi en deux grandes catégories : ceux qui sont à la maison avec quelqu’un d’autre – leur famille, leur fiancé, leurs parents, leurs colocataires – et ceux qui sont seuls. Bien que la possibilité de voir les autres se posent aux deux catégories, les enjeux sont différents. 

L’Italie confinée se divise en deux grandes catégories : ceux qui sont à la maison avec quelqu’un d’autre – leur famille, leur fiancé, leurs parents, leurs colocataires – et ceux qui sont seuls.

SOFIA SCIALOJA

D’un côté, ceux qui ne peuvent voir strictement personne se réjouissent en voyant des passants dans la rue, et commencent à sourire à tout le monde – en dessous du masque chirurgical, bien sûr. Mais la solitude, parfois recherchée par ces mêmes personnes, une fois imposée, devient souffrance. Et de l’autre, ceux qui doivent partager beaucoup plus que d’habitude avec leurs colocataires. Des couples et des familles qui vivent confinés se retrouvent, ou au contraire commencent à ne plus se supporter. Comment gérer le confinement des familles avec des adolescents ? Est-ce que les messages et les mémos vocaux qui circulent sur WhatsApp – et dont les Italiens sont particulièrement adeptes –  suffisent pour terroriser les garçons et les filles qui débordent de vie et du désir de sortir ? Qu’en est-il des familles avec des personnes âgées ? Certains pratiquent un confinement dédoublé, à l’intérieur des maisons, en restant dans des chambres séparées.

Et qu’en est-il des amoureux qui ne peuvent plus se voir ? Des femmes et des hommes confinés avec leur mari ou leur femme qui ne peuvent plus voir leur amant ou leur maîtresse ? Et les jeunes couples qui n’habitent pas ensemble ? Ont-ils choisi de rester dans la même maison pour un temps indéfini – personne n’a la naïveté de croire que tout cela va s’arrêter le 3 avril – ou cherchent-ils à se voir clandestinement ? 

Mais ce qui est plus extraordinaire, ce sont les rassemblements « de loin » et les nouveaux rendez-vous. Chaque jour, à 18:00, toutes les fenêtres et tous les balcons des maisons italiennes, du nord et du sud, des centres-villes et des périphéries, s’ouvrent pour faire ressortir la musique, seul moyen de partage collectif, voué à rompre le silence des rues désertes. D’un seul coup, l’atmosphère congelée se transforme gaiement, les gens chantent, dansent et jouent des instruments de leurs fenêtres, en dédiant leurs playlists de chansons classiques italiennes aux voisins inconnus et aux passants solitaires : de Rino Gaetano à Jimmy Fontana, à Fabrizio de André, en passant par des concerts improvisés de piano classique. Dans les rues de Milan retentit la performance du trompettiste Raffaele Kohler, O mia bela Madunina, en référence à l’emblème protecteur de la ville lombarde, qui se trouve au haut du Duomo ; des balcons romains, les chansons d’Antonello Venditti ; à Naples Abbracciame più forte… et partout, l’hymne italien, chanté ou diffusé par les hauts-parleurs. Faut-il y voir une renaissance du sentiment patriotique jusqu’ici limité aux matchs de la Squadra Azzura ? Et encore : à 12:00, applaudissements des fenêtres pour remercier le corps médical ; à 21:00, extinction des lumières et rituel collectif de pointage d’une lampe de poche en direction le ciel pour la photo de groupe prise par les satellites.

En somme : une société radicalement transformée, aux habitudes ébranlées, aux horizons géographiques drastiquement restreints – la cuisine prend la place de la maison de campagne, pendant que certains s’enfoncent dans l’ennui et l’épuisement, et que d’autres vivent l’angoisse d’entendre un proche tousser. C’est dans ce monde absurde que se forge une sorte de solidarité (re)trouvée.

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Dehors.

Les lieux

La scène finale de L’Eclipse d’Antonioni, plusieurs fois citée par les journaux internationaux ces dernières semaines en référence à la vision d’une Milan désertée, n’est pas anodine. Dans le film, la ville se vide et devient soudainement spectrale ; comme le temps d’une éclipse. Mesure de temps compatible avec la changement soudain qui est survenu dans les lieux les plus triviaux. 

Les places qui normalement regorgent des flux chaotiques de personnes, les rues étouffées par les voitures et les klaxons, les sites historiques et les monuments assiégés par des masses incontrôlables de touristes, sont maintenant vides et silencieux. Se promener à demi clandestinement dans les rues et les places désertées est une expérience grandiose et inquiétante. La beauté de ces lieux, que nous avions toujours voulu voir libérés des masses de gens, se dévoile à nos yeux prudents, en plein jour. Même si nous les avions déjà vus vides, en pleine nuit, ou à la lueur de l’aube, la différence est évidente : ce n’est pas vide parce qu’il fait nuit, c’est vide parce qu’on ne peut pas y aller. Qu’en est-il du mouvement des personnes dans ces lieux qui semblent abandonnés mais qui, en réalité, cachent au delà des murs des bâtiments le cœur battant d’un nouveau quotidien ?

Les déplacements.

Les déplacements ne sont autorisés que pour aller travailler, pour des raisons de santé ou pour d’autres besoins, tels que l’achat de biens essentiels, dans les supermarchés, les épiceries et les pharmacies de son quartier, et pour rentrer à l’intérieur de sa résidence. De plus, il est aussi possible de se déplacer pour assister des personnes qui ne peuvent pas sortir de chez eux. Il faut toujours être muni d’une fiche écrite qui explique la raison de son propre déplacement. Ces recommandations sont suivies de manière extraordinairement précise par la majeure partie des Italiens. 

Les recommandations sont suivies de manière extraordinairement précise par la majeure partie des Italiens. 

SOFIA SCIALOJA

Or, les Italiens aiment sortir. Ils aiment boire, manger et se mélanger au milieu des places et des rues ; la vie se fait à l’extérieur. Ils aiment sortir dans les endroits bondés ; ils aiment conduire leur voiture et s’enfuir des grandes villes, pour aller dans leur villages d’origine, ou dans leurs maisons à la mer ou à la campagne. Ils aiment bouger. Si le temps est bon – et là, justement, il commence à faire beau – le fait de rester chez soi est perçu comme un geste stupide, presque irrespectueux. En tout cas, c’est incompréhensible.

Le fait de ne pas pouvoir sortir, de ne pas pouvoir se promener avec insouciance sans soucis dans les rues et de s’attarder sur les places est peut-être la plus grande et la plus pénible de ces privations temporaires de nos libertés. Les questions les plus fréquentes, après l’annonce des mesures de confinement sur l’ensemble du territoire italien étaient : que puis-je faire ? Puis-je sortir me promener  ? Puis-je promener mon chien ? Puis-je aller déjeuner chez mes parents le dimanche ? La réponse par défaut est évidemment : non, tu restes chez toi.

Certains peuvent tenter de s’improviser livreurs et proposer aux personnes âgées de leur immeuble un service de supermarché.

SOFIA SCIALOJA

Cependant, il existe encore des moyens de s’aérer. En premier lieu, les déplacements autorisés, les petites promenades dans le quartier : faire le tour des pharmacies du coin pour chercher des masques, bien précieux ; aller au supermarché – en attendant son tour dans une queue « contingentée »  – c’est-à-dire en gardant une distance d’au moins un mètre des autres, parfois pour un temps très long – jusqu’à plusieurs heures ; aller acheter le journal, ou des cigarettes. Ou encore assister des personnes qui ne peuvent pas bouger ; une des plus grandes chances en cette période, pour les jeunes qui s’ennuient le plus, est de pouvoir porter des provisions à leurs grands-parents, en espérant qu’ils habitent assez loin de chez soi pour pouvoir y aller en voiture. Mais ceux qui n’ont pas cette chance, peuvent néanmoins tenter de s’improviser livreurs et de proposer aux personnes âgées de leur immeuble un service de supermarché.

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Avoir un chien est devenu la meilleure excuse pour voir le soleil. Les sorties « pipi » de chaque chien se sont multipliées par le nombre de personnes de chaque famille. Peu à peu et contre toute attente, l’enjeu « chien » est devenu un élément central dans plusieurs débats – notamment à Mamoiada (Sardaigne), où la municipalité a précisé que « sortir le chien pour qu’il fasse ses besoins » était effectivement une justification acceptée pour sortir de chez soi, même si la municipalité rappelle que «  l’animal doit nécessairement être en vie ». Personnellement, je me demande souvent – je n’ai pas encore vérifié – si les chenils sont toujours ouverts.

Le sport est aussi un grand enjeu. Une des principales préoccupations des jeunes italiens (évidemment après le coronavirus et la crise économique) est liée à l’activité physique : comment se maintenir en forme si toutes les salles de sport, piscines, et parcs sont fermés ? À Rome, par exemple, puisqu’il est consenti de pratiquer de l’activité physique à l’extérieur, le jogging sur les quais du Tibre est devenu – pour les quelques téméraires qui osent s’éloigner à plus de 300 mètres de leurs habitations – un nouvel espace de rencontres. Au moins jusqu’à aujourd’hui, lundi 16 mars – les quais viennent de fermer, on leur applique le même régime qu’aux parcs publics –, il était possible de croiser des connaissances, pour quelques instants fugaces, entre deux efforts. En outre, comme l’activité physique est une excuse plausible pour pouvoir s’éloigner de quelques mètres de plus de la pharmacie ou du supermarché le plus proche, il est préférable d’être toujours habillé en tenue de sport. 

Est-il seulement pensable de proposer en premier rendez-vous une promenade clandestine à cinq mètres de distance… en tenue de sport ?

SOFIA SCIALOJA

Les rencontres clandestines, entre jeunes couples, ou entre amis, peuvent alors être pensés à ce prisme. Puisque ce n’est pas interdit – bien que fortement déconseillé – les plus téméraires peuvent proposer à leur amis et parents confinés dans une autre maison des promenades à cinq mètres de distance en tenue de sport. Qu’en est-il des célibataires ? Le printemps arrive : est-il seulement pensable de proposer en premier rendez-vous une promenade clandestine à cinq mètres de distance… en tenue de sport ? Et puis près tout, ce pourrait-être le début incongru d’une histoire romantique, allez savoir. Le problème, c’est que ces amis, ces parents, ces fiancés et ces potentiels futurs fiancés doivent vivre à 200 mètres de chez vous. 

Autrement, de plus en plus de gens (jeunes et moins jeunes) se retrouvent virtuellement dans leur propre salon pour des cours de yoga et de pilates en ligne.

Enfin. La solidarité 

La phrase «  Comment vas-tu ?  », omniprésente et banale dans les messages et les appels, se remplit désormais de sens, et acquiert un degré inattendu de sincérité aux temps du coronavirus. En reprenant la citation de Dante : nous réalisons l’importance primordiale de la santé de chacun, et la beauté et la richesse de pouvoir aider les autres. En effet, étant donné le confinement, même aider les autres devient plus difficile, voir impossible. Si la sociabilité esthétique, celle des places et des fêtes, n’existe plus, la sociabilité plus profonde, la sociabilité d’assistance – aux pauvres, aux personnes plus âgés, aux migrants –, pivot de notre société démocratique devient plus difficile à réaliser. On réalise et redoute le visage hautain de la solitude en étant seuls, et en ne pouvant pas aider les personnes encore plus seules que nous, voici la plus grande perte. 

Mais qu’est-ce alors que ce sentiment de proximité qui se développe sans arrêt ces derniers jours  ? Est-ce une nouvelle forme de patriotisme, une réaction qui aurait incubé pendant les premières semaines du coronavirus, où l’Italie fut désignée vectrice mondiale du virus, à la limite de la discrimination dans les pays qui l’entourent (souvenons-nous de la «  coronapizza  » de Canal Plus…) ? L’Italie n’a pas le même esprit national que d’autres États européens, comme la France. Est-ce un formidable sens civique qui a toujours existé en puissance, et qui maintenant se réalise en faisant converger tout le monde vers l’intérêt général ? Ou bien, n’est-ce que pur esprit d’autoconservation, une sorte d’amour-de-soi rousseauiste ?  Qu’expriment au juste les gestes de notre nouveau quotidien, dans une sorte de résilience partagée : se laver les mains, lire, se raconter les films, cuisiner, les appels vidéos et les partages sur les réseaux sociaux ? Patriotisme ou autoconservation, les trois choses qui ressortent pour l’instant sont le sens de l’identité culturelle, le sens de l’humour et la solidarité. Les différences s’atténuent dans un mode de vie quasi identique pour tout le monde ; nous nous voyons dans nos propres maisons, plus ou moins grandes, plus ou moins meublées, de manière au fond assez semblable les uns aux autres ; nous redécouvrons ce qui nous unit et pas ce qui nous divise. 

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Enfin, l’un des éléments les plus extraordinaires de la crise sanitaire causée par le coronavirus Covid-19 en Italie est le jaillissement d’un sentiment de positivité, du #andràtuttobene (tout ira bien), pour ceux qui ne se sont pas encore confrontés directement à la situation dévastées des hôpitaux du Nord – situation qui va peut-être bientôt s’étendre dans le centre et dans le sud, et qui n’ont encore pas subi de pertes dans leur entourage. Mais ce sont cette positivité, cet humour, cette solidarité qui nous aident à supporter cette assignation à résidence. 

Or, cet esprit de solidarité, ce besoin de se sentir proche n’est pas, je le suspecte et je l’espère, propre à Rome ; c’est un esprit qui pourrait commencer à se développer dans les prochains jours dans tous les pays européens et occidentaux, voire dans le monde entier. Espérons que nous pourrons peut-être dire demain que questo cazzo di coronavirus nous a fait découvrir un certain sens de l’humanité, dont pourrait provenir une nouvelle idée de l’universitalié.

PS : L’air dehors semble effectivement plus propre, même s’il est difficile de le savoir puisque nous ne sortons pas.

Sources
  1. « Il n’est nulle douleur plus grande / que de se souvenir des temps heureux / dans la misère » Inferno, Canto V.
  2. Le hashtag #iorestoacasa (« je reste à la maison »), répété en premier lieu par le Premier Ministre Giuseppe Conte lors de la déclaration du décret surnommé « Je reste à la maison », qui a vu l’ordre de confinement de toute la péninsule, a été traduit dans les réseaux sociaux des autres pays : en France par #Jerestechezmoi (ou #Jesuischezmoi, en reprenant le « Je suis Charlie » de janvier 2015) ; au Royaume Uni et aux Etats Unis par #Quarantinelife, #StayHome, #FlattentheCurve ; en Espagne par #iomequedoencasa (« je reste à la maison »), #iofrenolacurva (« je freine la courbe »).