New Delhi. Les événements survenus récemment en Inde, durant lesquelles la tension est montée dans plusieurs régions du pays entre les nationalistes hindous et la minorité musulmane, et des manifestations ont survenu en opposition à la nouvelle loi sur la citoyenneté qui, selon de nombreuses critiques, discriminerait les musulmans1, s’inscrivent dans le prolongement direct de la posture décisivement « nationale-populiste » que Narendra Modi a acquise depuis la campagne électorale menée en 2019. En effet, la campagne menée en amont des dernières élections était très différente de celle qu’il avait conduite en 2014, car il n’a pas réussi à tenir sa promesse d’alors : créer des emplois.  Si, en 2014, il avait gagné les élections en proposant de relancer l’économie (les célèbres « Modinomics »2), six ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée. Cette situation a créé une profonde frustration chez toute une jeunesse qui avait voté Modi il y a six ans, dans l’espérance des emplois promis. Pour cette raison, dans la communication autour de sa figure politique, Modi est passé du développement à la sécurité, de la figure du vikas porouch, « l’homme du développement » (विकास पुरुष) au tchokidar, le « gardien » (चौकीदार).

Le programme du BJP, le parti de Modi, pour les élections ne parlait presque pas du développement, sinon sur un mode démagogique : « nous doublerons le revenu des paysans d’ici 2022 »,  « nous doublerons le nombre de kilomètres d’autoroutes d’ici 2022 » « nous garantirons une maison pour tous d’ici 2022 ». Cependant, l’essentiel est ailleurs : le « nouveau » Modi met surtout et avant tout l’accent sur la sécurité et la défense de la nation, tant à l’intérieur que vis-à-vis des menaces extérieures.

On revoit des propositions qui sont déjà dans l’air du temps : abolition des articles 370 et 35A de la Constitution qui accordent une autonomie au Cachemire, mise en place du Citizen Amendment Bill qui remplace le droit du sol par le droit du sang dans ce pays, de manière intégrale — et c’est au Nord-Est que cela aura le plus de conséquences —, abolition du triple talak, qui consiste à interdire aux femmes d’être répudiées par la charia, qui est le serpent de mer du BJP. En effet, le bilan identitaire, contrairement au bilan économique, est très clair. Les minorités ont été rabaissées au rang de citoyens de seconde zone.3 Dans ce contexte, les attaques terroristes du 14 février 2019, revendiquées par le Jaish-é Mohammed, ont été une aubaine pour le gouvernement Modi, qui a pu montrer que les menaces extérieures et intérieures — car c’est un djihadiste indien qui a tué 40 soldats dans cet attentat — sont visibles et bien présentes. Elles ont justifié une réponse sans précédent, car jamais l’Inde n’avait utilisé son armée de l’air pour frapper aussi profondément le Pakistan, et si les tirs de représailles pakistanais ont fait perdre deux appareils et sept soldats à l’Inde, le contrôle de l’information dont la puissance est elle aussi tout à fait nouvelle a réussi à faire passer ce match nul pour une victoire.4

Les menaces intérieures, extérieure, musulmane et pakistanaise sont désormais au centre de la politique indienne. C’est pourquoi Modi a choisi la figure du tchokidar, le « gardien », le « protecteur », celui qui « défend », contre l’autre, contre la menace. C’est le registre du national-populisme qui mise sur la peur, et qui ressemble profondément à celui utilisé par Benjamin Netanyahou en Israël. Le tchokidar protège aussi des voleurs : c’est celui qui fait le pied de grue avec son bâton toute la nuit auprès des classes moyennes pour les protéger de ceux qui vont venir dérober leurs bijoux. C’est enfin celui qui va vous protéger de la corruption de ceux qui ont pillé l’Inde : le Congrès, désigné comme le parti d’une dynastie corrompue.

Aux dernières élections, Modi a donc fait une campagne contre le Pakistan, contre la famille Nehru-Gandhi, face à laquelle il se présente comme un outsider, sans faire de proposition nouvelle. De ce point de vue, sa communication est assez semblable à celle de Donald Trump, visant davantage à détruire son opposant qu’à affirmer des propositions fortes ou sophistiquées. 

Par ailleurs, Narendra Modi profite du soutien des grands médias possédés par les grandes fortunes indiennes. Alors que Mukesh Ambani (directeur de Reliance Industries, fortune d’environ 40 milliards), Gautham Adani (directeur d’Adani Group), Kumar Mangalam Birla (président d’Aditya Birla Group) ont des actions dans India Today, CNIBA, et tant d’autres, il ne faut surtout pas qu’à la une de ces journaux papiers ou télévisuels, on ne fasse pas l’éloge du pouvoir. Face à cette situation, de grands journalistes ont créé leurs propres médias en ligne, comme The Wire, Scroll, The Print. A côté de cela, il y a aussi le problème de la création d’une chaîne dédiée à Narendra Modi, NAMO TV, la première chaîne à n’avoir pas reçu d’autorisation d’émettre… parce qu’elle n’a pas eu besoin d’en demander !

L’Inde est donc dans un nouvel univers où les régulateurs ne sont plus indépendants. Le cas de la commission électorale pendant les élections constitue une autre instance de régulation qui inquiète. Les leaders du BJP ne cessaient pas de franchir des lignes rouges. L’utilisation de l’armée dans la campagne, de slogans qui incitent à la haine religieuse et à la haine raciale, n’ont été punis que par des « blâmes », et ceux qui sont blâmés franchissaient la ligne rouge la semaine suivante, sans la moindre conséquence. On attribue cette faiblesse d’une part au fait qu’on ait laissé la commission électorale perdre certains de ses éléments — moins de ses membres étant ainsi disponibles pour faire ce travail — et d’autre part, au fait que les commissaires les plus durs aient été déplacés. En somme, c’est un moment de crise démocratique.

Cela pourrait signifier l’entrée de l’Inde de Modi dans le cycle des États sécuritaires, qui vivent, comme le Pakistan, dans la peur permanente, ce qui permet de suspendre la démocratie au nom de la sécurité nationale. Pour l’instant, la trajectoire vers la démocratie ethnique devient évidente. L’Inde de Modi fait en effet l’impasse sur les non hindous : 14,5 % de Musulmans, 2,3 % de Chrétiens, les Sikhs, les Jains, les Bouddhistes. Ces communautés n’étaient déjà pas très représentées dans l’appareil d’État (dans l’armée, dans la police, dans la justice, dans l’administration). Mais à présent, elles disparaissent aussi du Parlement : 14,5 % de la population indienne est musulmane, selon les statistiques de 2011, alors qu’on trouve moins de 4 % de députés musulmans. Mais ce problème pourrait n’être que formel. Le vrai problème est celui de l’insécurité qui a touché les minorités, et crée parfois des psychoses à cause de campagnes de reconversion (Ghar Wapsi, littéralement « retour à la maison »), de lutte contre le love djihad — c’est-à-dire contre la supposée capacité de séduction et virilité des musulmans à l’égard des femmes hindoues. Il y a également un phénomène d’opposition à ce qu’on a pu appeler le land djihad, qui consiste à empêcher les musulmans d’acheter des appartements dans des quartiers qui ne sont pas à majorité musulmane, et puis les lynchages dans le cadre des politiques de protection de la vache, dans le Nord et l’Ouest.  

Quel avenir pour ces minorités donc ? Ceux qui sont à l’origine de cette politique culturelle sont des milices, des groupes privés, qui ont reçu un certain soutien du BJP au pouvoir. Utiliser la loi contre ces groupes est risqué, dans un pays religieux à 80 % et où la religion sert tout autant voire plus d’instance de légitimité. A Sapari Mala, dans un temple du Kérala, la Cour suprême dit qu’il faut laisser les femmes rendre un culte à Dieu. Mais les textes religieux disent que les femmes qui ont leurs règles ne peuvent pas y rendre un culte. Dans une telle situation, le texte religieux l’emporte de facto sur la décision de la Cour suprême. Cette situation rappelle de manière frappante la trajectoire palestinienne, ou pakistanaise, quand la loi sur le blasphème est devenue la ligne rouge qui a fait que, si un citoyen était dans l’égalité, mais contre le Coran, il ne pouvait pas être un citoyen de première classe.

Carte qui répresente la croissance du PIB en Inde par térritoire (en %)

Sources
  1. ABI-HABIB Maria, Violence in India Threatens Its Global Ambitions, The New York Times, 5 mars 2020.
  2. RAULT Yves-Marie, La Startup India n’a pas décollé : 5 ans de Modinomics en échec, Le Grand Continent, 11 avril 2019.
  3. Narendra Modi est issu du parti RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh – « Organisation volontaire nationale ») qui a défini l’idéologie de l’hindutva — l’« hindouïté » — selon laquelle les membres de minorités religieuses sont des citoyens de second rang.
  4. DE LAITRE Benoit, Crise Inde-Pakistan : brouillard de la guerre et risque d’escalade, Le Grand Continent, 3 mars 2019.