1 – Bureaucratie contre bureaucratie

Les espaces endogènes de l’Europe et ceux de l’Afrique ne se recoupent pas. Ne serait-ce que l’Union européenne qui ne rassemble qu’une partie de l’Europe et voit partir le Royaume Uni, alors que chaque État africain est de naissance membre de droit de l’Union africaine. Cela n’empêche que les nations africaines cumulent les appartenances à des organisations intergouvernementales sous-régionales différentes dans leurs références géographiques et cumulant des objectifs multiples. L’UE ne sait pas ou ne peut pas dialoguer avec l’UEMOA et la CEDEAO sur des questions comme la monnaie ou les programmes indicatifs régionaux qu’elle leur a cependant imposé. Les niveaux de discussion et les modes d’intervention de l’UE se sont calqués sur l’inflation d’instances africaines bureaucratiques qu’elle entretient encore. Comme si une administration semblait l’homologue de choix. Surtout si elle a des prétentions supranationales comme la commission de l’UEMOA et offre des postes d’attente aux mauvais perdants de pseudo-élections.

2 – Bilatéralisme ou multilatéralisme ?

Mais le désir de mimétisme de la Commission n’empêche pas ses représentants devenus abusivement des ambassadeurs de contrarier de leur côté le pallier d’organisations sous-régionales. En effet, la bonne vieille relation bilatérale permettrait de faire pression sur les ministères, voire le président pour les ambitieux, croit-on dans les Délégations locales de l’UE. Leur personnel se paye ainsi (chèrement pour les contribuables ) l’illusion de peser sur les choix de gouvernements dont les États seraient faillis. En fait, ceux-ci réinscrivent l’UE dans la galaxie de leurs relations plus intenses politiquement avec Londres ou Madrid ou plus fructueuses financièrement comme avec la Chine et les pays arabes exportateurs de pétrole. La carte internationale des États africains est devenue plus diversifiée et complexe que ne le pensent leurs interlocuteurs européens officiels à Kinshasa ou au Berlaymont.

3 – Le fétiche de Cotonou

L’UE, malgré le trait d’union avec l’Afrique que constitue la Méditerranée, en a exclu les pays riverains au Sud. L’Afrique subsaharienne reste encore arrimée aux miettes caraïbes et Pacifique des empires coloniaux dans le magma ACP, qui peut amener plus de soixante délégations gouvernementales à se réunir aux Fidji. Or le Maroc et l’Algérie, comme l’Égypte, pour des raisons souvent divergentes, veulent s’intégrer pleinement à l’UA, qui souhaite, sans la référence ACP, renégocier les accords de Cotonou. Ces accords ont dessiné un décor démocratique européen pour de nombreux régimes autoritaires qui violent régulièrement les libertés publiques et dérogent à la sincérité des élections. Cependant il faut continuer à faire référence, comme dans une comédie digne des Nations-Unies, au dialogue politique prévu à Cotonou. Mais avec qui et sur quels sujets, et avec quelle efficacité pour quel objectif réaliste ?

4 – African Continental Free Trade Area

Autre difficulté de faire coïncider les agendas et les ensembles concernés : l’UA veut faire ratifier aux 54 nations africaines l’African Continental Free Trade Area (ZLEC) dont le président Kagamé est un ardent militant. Le but de cet accord est de diminuer les barrières tarifaires au commerce intra-africain. Seront les premiers bénéficiaires les pays côtiers qui vont inonder l’hinterland de marchandises importées et naturalisées africaines qui viendront principalement d’Asie et de Turquie. L’UE, engluée dans des APE que les puissances régionales africaines regardent avec soupçon, est mal engagée pour penser les réaménagements des flux et des pôles induits par la ZLEC. L’UE n’a rien fait pour que l’Afrique devienne industrielle et amorce une diversification de ses productions agricoles. Ce qui fait aujourd’hui que son partenaire géographique naturel demeure un espace de consommation de produits finis pour des classes moyennes urbaines qui font à la capitale leurs courses à Auchan comme dans les banlieues française. Le secteur privé africain a été dédaigné par les financements de l’UE centrés sur les routes et les infrastructures. Les gagnants exogènes de la ZLEC seront ceux qui auront investi des têtes de pont dans les pays les plus dynamiques du continent africain.

Afrique : la plus grande zone de libre échange du monde en construction

5 – Un « plan von der Leyen » ?

Appeler à une stratégie exhaustive de l’UE pour l’Afrique (qui n’est pas encore adoptée) est bien sûr souhaitable et apparaît une préoccupation de sa nouvelle patronne (Mme von der Leyen) qui a rendu visite à l’UA en son siège. Mais est-elle porteuse d’un réel new deal avec la ZLEC ou d’une version élargie du “Marshall Plan with Africa” inauguré par l’Allemagne en 20181 ? Le but de ce plan est d’accélérer l’investissement et d’améliorer ses conditions. Mais plus que d’apports financiers dans la téléphonie ou les services urbains, le défi à relever est celui de l’augmentation de la chaîne de valeur dans les pôles d’accumulation. On peut difficilement se satisfaire des bonnes affaires de M. Breton, le commissaire proposé par M. Macron, qui proviennent de sa participation dans Orange Sénégal. En effet, les finances publiques africaines sont en piètre état malgré les annulations de dette et les coupes dans les dépenses sociales. La pauvreté ne se réduit pas tandis que le service de la dette et la fuite des capitaux transfèrent un peu plus de richesses à l’extérieur, de l’île Maurice au Luxembourg.

6 – Le premier facteur est démographique

Trois topiques sous-tendent l’émergence d’un nouvel équilibre de la relation entre deux camps du monde si proches et si différents. L’un abonde de vieillards riches mais connaît un déficit de nouveaux travailleurs pour assurer la perpétuation de leur financement. L’autre produit des demandeurs d’emploi qui auront de moins en moins de dépendants mais de plus en plus de mal à gagner leur vie. Il est nécessaire de projeter ces déséquilibres démographiques asymétriques et de questionner la la pertinence de la stratégie de confinement de l’UE que les nombreux recrutements de Frontex illustrent. Les question de sécurité sont devenues des urgences de l’UE avec des fonds fiduciaires ad hoc qui distraient les ressources destinées à l’investissement et à la réduction de la pauvreté. Il ne faut pas séparer la Démographie des trois D : Diplomatie, Défense et Développement. L’espace guerrier de l’UE au Sahel ne peut être isolé des bassins démographiques et du bouleversement des circulations comme des mobilités sociales qui ont induit de vastes insurrections. Celles-ci interagissent avec la déradicalisation et l’installation de camps de rétention en Libye et au Sahel.

7 – Le langage hypocrite de la relation

Dans l’arrière salle de la conférence de Lisbonne, les institutions de l’UE ont signé avec l’UA et ses 54 Etats membres “A Joint Africa-EU Strategy (JAES)” sans abandonner le fétiche des accords de Cotonou de 2000 avec les 79 Etats membres ACP. Le but de cette stratégie est de valider un consensus alors qu’il semble ordinairement que le partenariat vise à aboutir à tomber d’accord sur des priorités. La sémantique de cette déclaration2 est certainement claire pour les concepteurs de cette stratégie, mais pour les citoyens européens et africains que signifie que « les deux continents vivent côte à côte en paix, dans la sécurité, la prospérité, la solidarité et la dignité de l’homme3 » ? On ne trouve ni architecture institutionnelle opérationnelle ni adhésion à des valeurs réelles de part et d’autre. En quoi la dignité de l’homme est servie par les migrants morts dans le Sahara, maltraités au Maghreb et noyés en Méditerranée qui fut un temps un foyer de civilisation commune et diverse ?

8 – Absence de coordination économique

Alors que l’ambition légitime de ce partenariat est d’associer deux continents intimement liés par la géopolitique il semble se cantonner à des formes de coordination fort diplomatique avec d’autres organisations régionales comme la ligue arabe, l’ASEAN ou le Mercosur. L’UE importe cinq fois plus de l’Asie que de l’Afrique et l’Afrique de même, y compris dans la zone franc, est un client de la Chine et des Etats-Unis et un partenaire stratégique de la Chine et du Japon, qui savent exactement ce qu’ils entendent recevoir de leur collaboration avec les chefs d’État du continent noir.

9 – Absence de coordination monétaire

L’atout monétaire de l’UE, à savoir un système de banques centrales lié à la BCE et à l’euro n’est absolument pas valorisé en Afrique. La France prend l’initiative de modifier l’organisation de la relation du FCFA à l’euro sans référence aux modifications des traités et des accords qu’a introduit le rattachement du FCFA à l’euro. Sur cette question aussi, le régime dominant de la contradiction des niveaux de compatibilité et des espaces de cohérence s’impose malgré la revendication perpétuelle, dans la rhétorique de la Commission, d’une démarche de priorité et de complémentarité.

10 – Un conseil pour l’Afrique

Le fait de parler au pluriel au sein de l’UE avec les luttes de compétence entre la Commission, les DG, et le SEAE4, un service de relations extérieures qui prend en charge également les Balkans et les mutilations génitales, avec un partenaire en creux comme l’UA, avive la dispersion des actions et des financements européens au détriment d’investissement stratégique comme les nouvelles routes de la soie en dessinent. Faut-il pour définir une véritable géopolitique que le grand continent africain dispose à Bruxelles d’un interlocuteur unique qui ne soit pas une resucée d’un ministère de la coopération enterré par ses échecs ? Un véritable conseil de paix et de sécurité pourrait mobiliser dans cette enceinte une politique commune des États-membres de l’UE.

Sources
  1. https://africaoilandpower.com/2019/01/18/angola-germany-looking-for-renewed-investments-in-angola/
  2. The partnership is guided by the Joint Africa-EU Strategy, which was adopted at the second EU-Africa Summit in Lisbon in 2007. Following the 5th AU-EU Summit, cooperation currently focuses on four priority areas.
  3. What is the Africa-EU Partnership ?, The Africa-EU Partnership is the formal political channel through which the European Union (EU) and the African continent work together, engage in political and policy dialogues and define their cooperative relationship. It was established in 2000 at the first Africa-EU Summit in Cairo.
  4. https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage_en