Skopje. Dans son fameux discours à l’Université de Strasbourg, le 22 novembre 1959, le général de Gaulle prononçait ces mots célèbres : « Oui, c’est l’Europe depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est toute l’Europe qui décidera du destin du monde. » Si des débats subsistent encore sur les limites géographiques de l’Europe, pour les pays qui y appartiennent, la question n’est plus de savoir s’ils intégreront l’Union européenne, mais quand et comment ils le feront. Dans le sud de l’Europe, sur la péninsule balkanique, entourée par la République de Serbie, la République d’Albanie, la République de Bulgarie et la République de Grèce, un petit pays constitue néanmoins une position géopolitique importante, la République de Macédoine du Nord. L’importance de ce pays est due à sa position centrale sur la route qui mène à l’Europe, mais également sur celle qui permet d’en sortir. L’influence qu’y exercent les États-Unis, notamment depuis les bombardements de l’OTAN en Serbie, et plus encore depuis la guerre qui survint en Macédoine en 2001, témoigne de l’importance géopolitique de ce pays. Quoique la primauté géopolitique ait été laissée aux États-Unis, l’Union ne devrait pas se limiter au rôle d’observateur passif et discret de cette région cruciale pour l’Europe.

Saint-Augustin affirmait que « les royaumes sans la justice ne sont que des entreprises de brigandage ». L’Union européenne est un exemple unique d’un nouveau régionalisme. C’est un projet économique mais aussi politique et, surtout, de valeurs : l’Union a mis l’état de droit au cœur de ses valeurs. De cela découlent la démocratie et les droits humains. Seuls les pays qui remplissent cette condition peuvent faire partie de la « famille européenne ».

La République de Macédoine du Nord a reçu son premier rapport positif de l’Union et une recommandation de la Commission européenne pour entamer les négociations le 14 octobre 2009. Depuis dix ans, la Macédoine a reçu des rapports positifs et des recommandations de la Commission pour entamer les négociations. La raison à la base des retards était le conflit de nom avec la Grèce. Une solution pour débloquer cette situation a été proposée l’année dernière, en septembre 2018, avec la tenue d’un référendum sur l’accord Prespa. Même si le référendum a échoué, l’accord de Prespa a été adopté par les institutions de l’État et mis en œuvre dans la Constitution. Quelques observateurs ont parlé d’une « voie balkanique » suggérée par l’Union européenne. De plus, le dernier rapport non classifié de la Commission de Venise, du Conseil de l’Europe, concernant la loi sur les langues, a été publié, dans lequel les solutions concernant l’utilisation de la langue albanaise (en tant que minorité) sont évaluées négativement. Le gouvernement macédonien a demandé le report de la réunion de la Commission de Venise et la tenue d’un débat sur la question à l’avenir.

Finalement, un article publié dans Le Grand Continent il y a quelques semaines à propos de l’« affaire Reket »,1 donnait un bref aperçu des événements depuis l’Accord de Przino jusqu’à aujourd’hui. Le Procureur spécial, Katica Janeva, est aujourd’hui en détention.2 Pour ceux qui sont familiers des évolutions qu’a connues la République de Macédoine du Nord, en particulier depuis 2001, il est facile de conclure que la politique de l’Union s’est écartée de sa philosophie et qu’il est urgent de la réexaminer et de la ramener sur la voie européenne.

Tous ces exemples pour dire que, au cours des 10 dernières années, avec la médiation des États-Unis et de l’Union, des solutions ont été trouvées en Macédoine du Nord, qui constituent un précédent unique dans le domaine du droit international : année après année, la structure du système macédonien a été fondée sur le principe selon lequel, dans certaines situations problématiques, la politique doit être au-dessus de l’État de droit et les questions en suspens doivent être résolues par des moyens politiques. Mais est-ce vraiment une bonne idée ? La préférence accordée à la politique a-t-elle porté ses fruits ? Il semble que la réponse est négative.

De plus, on peut aisément imaginer que dans les années à venir, les nombreuses étranges solutions et processus qui ont été mis en œuvre en République de Macédoine du Nord seront également discutés d’un point de vue juridique. Cela est dû non seulement aux réactions de certaines structures politiques et du peuple macédonien, mais surtout à celles d’éminents professeurs de renommée mondiale dans le domaine du droit international3. Ce qui est fascinant dans l’exemple de la République de Macédoine du Nord, c’est qu’à une époque où nous sommes confrontés à des problèmes de fonctionnement du multilatéralisme – ce qui est très dangereux non seulement pour l’Europe mais pour le monde entier – la Macédoine du Nord accueille des événements qui ne sont peut-être pas conformes au règles des Nations Unies, ni même à celles du Conseil de l’Europe, voire de l’Union.

Quel sorte de jeu géopolitique se joue dans cette partie de l’Europe, et pourquoi y reconnaît-on moins l’esprit de l’Europe que le résultat des tactiques de la diplomatie américaine ? L’Union s’est-elle enfin rendu compte de ce que les Balkans appartiennent à l’Europe, voulant donc y résoudre les problèmes, tout en concluant que l’approche de résolution des affaires balkaniques est bien éloignée de la « voie européenne » et est devenue une « voie balkanique » ?

La nomination, en août, par les États-Unis d’un envoyé spécial pour les Balkans, Matthew Palmer, et la visite, début octobre, de Mike Pompeo dans la République de Macédoine du Nord4, confirment une fois de plus que les Balkans possèdent une position importante dans la stratégie géopolitique américaine. Mais cela est-il favorable à une Union qui veut s’imposer en tant qu’entité géopolitique ? Bien sûr, ceux qui voient l’avenir de l’Union à travers une alliance avec les États-Unis réagiront positivement, et ceux qui voient l’avenir de l’Union comme un acteur géopolitique indépendant sur la scène mondiale réagiront négativement. Mais comme règle générale, il ne faut donc pas oublier que, entre les États-Unis et l’Europe, dans les cas où le même objectif est recherché, les moyens pour y parvenir peuvent être différents et sont inhérents à leurs propres principes et valeurs.

Cette semaine, après une autre recommandation positive de la Commission européenne de Jean-Claude Juncker, une nouvelle réunion du Conseil européen a eu lieu. Les espoirs étaient grands : avant la réunion, le gouvernement allemand avait donné son feu vert pour l’ouverture des négociations avec la Macédoine du Nord et l’Albanie, comme annoncé par Mme Merkel.5 Mais les informations fournies par les diplomates français n’étaient pas conformes à la décision de l’Allemagne : avant le début de la réunion, la secrétaire d’État française chargée des Affaires européennes, Amélie de Montchalin, a donné des informations sur la position négative de la France. Le veto de Paris a été confirmé lors du sommet, qui s’est conclu sans un accord sur l’ouverture des négociations, reporté à une date inconnue.6 La position de Macron fait encore plus de bruit, puisque récemment le Président français avait été le seul à présenter une vision stratégique pour l’avenir de l’Europe. Ce refus, alors, doit-il être interprété comme un escamotage tactique, ou est-il signe de la recherche d’une nouvelle approche de l’Union concernant l’élargissement aux Balkans – peut-être une véritable « voie européenne » ?

Ce que l’on oublie aussi souvent, c’est que ce qui se passe à la périphérie et au-delà des frontières (en l’occurrence, dans les Balkans et surtout en République de Macédoine), arrive inévitablement un jour chez nous. Comment les politiciens de l’Union justifieront-ils alors la manière dont ils ont résolu certaines situations en contrevenant aux valeurs et principes de l’Union, quand elles se présenteront au niveau national ? Lorsqu’une exception ou un précédent est créé, ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’il soit utilisé ou invoqué par d’autres, qui ne seront peut-être pas exactement des forces amies.

C’est pour cela qu’il est très important que le candidat à l’adhésion à l’Union soit prêt en ce qui concerne les critères européens pour entamer les négociations d’adhésion. La République de Macédoine du Nord a été un brillant exemple dans les Balkans pendant de nombreuses années. Skopje mérite depuis dix ans d’ouvrir les négociations. Mais le refus issu du Conseil européen de ce mardi 15 octobre souligne encore une fois que la politique de l’Union dans les Balkans s’est écartée de sa philosophie sous-jacente et qu’il est urgent de la réexaminer et de la ramener sur la voie européenne. Il est crucial que cette région d’importance géopolitique fasse partie de l’Union, mais avec des solutions crées selon les valeurs européennes. Dans le passé, nous avons été confrontés à de nombreuses solutions pour les Balkans, pour lesquelles le temps nous dira si elles étaient le bon choix. Cette fois, c’est le tour de la France, et de l’Europe.