Paris. L’Amazonie est traversée en ce moment par de nombreux incendies qui ravagent ainsi la plus grande forêt tropicale humide du monde1. L’Institut national des recherches spatiales (INPE, public) a recensé près de 80 000 foyers d’incendie dans tout le Brésil, dont plus de la moitié en Amazonie, depuis le début de l’année, ce qui représente une hausse de plus de 80 % par rapport à 2018 à la même époque. Plusieurs millions de plantes, d’animaux et d’insectes vivent en Amazonie et les arbres qui la composent représentent un important réservoir à carbone qui captent le CO2 lors de leur croissance. La déforestation à l’origine de ces feux menace ainsi la biodiversité tout en relâchant dans l’atmosphère des gaz à effet de serre. Les arbres étant notre principale source d’émissions négatives de CO2, leur rôle est crucial pour atteindre la neutralité carbone.

Carte montrant tous les départs de feu dans la semaine du 14 au 23 août, Global Wildfire Information System (GEO, Copernicus)

Selon José Antonio Marengo, climatologue au Centre national de surveillance et d’alerte rapide en cas de catastrophe naturelle de São Paulo l’augmentation des défrichages illégaux pour l’agriculture et l’affaiblissement de la législation environnementale sont les raisons de l’augmentation de ces feux en Amazonie. En effet, des défrichements par brûlis sont utilisés pour transformer des aires forestières en zones de culture et d’élevage, ou pour nettoyer des zones déjà déforestées, généralement pendant la saison sèche de juin à novembre. Un cercle vicieux se forme : les incendies sont alimentés par la sécheresse, elle-même due à l’important défrichement en cours.

Par ailleurs, le média d’investigation openDemocracy a fait fuiter le 21 août dernier des documents montrant les projets du gouvernement de Bolsonaro pour occuper l’Amazonie2 et empêcher la mise en place de plans de conservation de la forêt équatoriale, notamment le projet « Triple A ». Ce projet de corridor forestier Andes-Amazone-Atlantique est promu par des ONG comme l’organisation Gaia Amazonas et par des associations de peuples autochtones pour préserver la nature et les habitats naturels, dans une large zone de 135 millions d’hectares qui traverse l’Amérique du Sud d’Est en Ouest. Jair Bolsonaro s’y oppose vigoureusement, y voyant une perte de souveraineté du Brésil, et envisage d’occuper cette zone et de la développer économiquement, avec la construction de ponts, d’autoroutes et d’une usine hydroélectrique.

Carte du corridor «  Triple A  », Gaia Amazona

Au-delà du choix de Jair Bolsonaro en faveur du développement économique et contre la préservation de l’environnement, on peut interroger la responsabilité des modes de vie et de consommation occidentaux dans cette déforestation. L’Union importe plus de la moitié du soja brésilien et les filières animales européennes en sont également dépendantes : en 2017, 54 % du soja importé en Espagne et 61 % de celui importé en France vient du Brésil (d’après l’Atlas of Economic Complexity). Le Brésil exporte aussi près d’un tiers de sa production de bœuf dans l’Union. Or le soja et l’élevage de bœuf représente 80 % de la déforestation en Amazonie selon l’institut de recherche Chain Reaction Research3. L’alimentation mondiale est ainsi un des facteurs favorisant la déforestation et se retrouve au cœur des enjeux de commerce international avec les quotas négociés dans les accords de libre-échange.

Face à cette catastrophe environnementale, les chefs d’États européens ont rapidement réagi, condamnant la politique du président brésilien et appelant à la coordination internationale pour gérer cette crise. Le ministre des Finances de la Finlande, pays qui assure actuellement la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, a proposé d’interdire les importations de bœuf brésilien. Le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre irlandais Leo Varadkar ont même menacé de ne pas signer le traité de libre-échange UE-Mercosur. Ce traité qui a été signé il y a deux mois entre l’Union européenne et les États membres du Mercosur (le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay) doit réduire fortement les barrières douanières entre les deux zones économiques et favoriser le commerce. Il comporte aussi en contrepartie des dispositions pour la lutte contre le changement climatique et en particulier contre la déforestation4. Le Brésil doit notamment mettre fin à la déforestation illégale et restaurer 12 millions d’hectares de forêt tropicale d’ici 2030. Les émissions de gaz à effet de serre doivent également diminuer de 37 % entre 2005 et 2025.

L’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro début 2019 rend toutefois ces engagements peu crédibles. Climatosceptique, le président brésilien est accusé par Emmanuel Macron de lui avoir « menti » sur ses engagements au G20 d’Osaka en juin 2019. En réaction aux incendies en Amazonie, le président du Conseil européen Donald Tusk a par ailleurs déclaré : « Il est difficile d’imaginer un processus de ratification harmonieux par les pays européens tant que le gouvernement brésilien permettra la destruction du poumon vert de la Terre ». En effet, la version finale de l’accord doit encore être approuvé à la majorité qualifiée (55 % des États membres représentant 65 % de la population) au Conseil européen puis ratifié par tous les États européens. Avec les oppositions de la France et de l’Irlande, l’accord est donc fortement menacé si le président brésilien ne modifie pas significativement sa politique environnementale. En 2016, la Belgique avait à elle seule failli faire échouer la signature du controversé CETA, l’accord commercial avec le Canada. L’accord continue toutefois d’avoir le soutien d’Angela Merkel qui estime que l’abandonner n’est « pas approprié » et que cela ne « contribuera pas à réduire le défrichement de la forêt tropicale au Brésil ». Pedro Sánchez et António Costa, les Premiers ministres espagnol et portugais, ont aussi exprimés leur soutien au traité en arguant qu’il ne fallait pas mélanger la préservation de l’Amazonie avec la signature d’un accord commercial qui serait favorable à l’économie européenne.

Deux stratégies s’opposent ici : la première est d’utiliser les accords de libre-échange pour arrimer les partenaires commerciaux aux accords de Paris, en incluant des objectifs environnementaux (de réduction des émissions de gaz à effet de serre par exemple). C’est la stratégie de l’Union jusqu’à maintenant. Dans l’accord UE-Mercosur figure ainsi « la conservation des forêts, le respect des droits des travailleurs et la promotion d’un comportement responsable des entreprises ». L’Union et le Mercosur s’engagent aussi « à mettre en œuvre efficacement l’accord de Paris sur le climat ». Cette stratégie fait donc le pari que le Mercosur tiendra ses engagements, qui ne sont pas contraignants, mettant donc le développement des échanges économiques comme priorité.

La deuxième stratégie est d’exiger des standards environnementaux élevés avant toute signature de traité de libre-échange et d’exercer une certaine méfiance face au libre-échange. En dénonçant un « écocide », Emmanuel Macron applique cette stratégie qui est devenue sa nouvelle politique en matière de libre-échange : aucun n’accord n’est possible avec un pays ne respectant pas l’Accord de Paris et un chapitre précisant les objectifs environnementaux doit être inclus dans chaque accord commercial. C’est ainsi qu’il s’est opposé en vain à la réouverture des négociations d’un accord commercial entre l’Union européenne et les États-Unis en avril 2019.

Quelle est donc la stratégie la plus efficace ? La menace d’Emmanuel Macron sur le traité EU-Mercosur aurait pu infléchir la position de Jair Bolsonaro, d’après le New York Times5. Après avoir critiqué jeudi le président français en l’accusant d’ « instrumentaliser » une affaire interne au Brésil à son profit et fustigé l’esprit colonial d’un G7 traitant des incendies en Amazonie, il semblerait que la menace annoncée vendredi ait obligé le président brésilien à réagir. Faisant de la protection de la forêt tropicale son « devoir », il a annoncé le déploiement de militaires dans plusieurs provinces touchées. Il faudra toutefois s’assurer que ces paroles se traduisent en actes, et que ces mesures ne soient pas là uniquement pour sauver les apparences, comme le redoutent de nombreux experts. Quoiqu’il en soit, cet accord commercial a vocation à devenir un moyen de pression pour imposer les normes sanitaires et environnementales européennes au Brésil et aux autres pays producteurs latino-américains.

Mais la question est plus profonde : est-ce que le libre-échange est compatible avec la lutte contre le changement climatique ? Quelle est la place du libre-échange dans cette lutte ? Car si Emmanuel Macron cherche à contenir les dérives du libre-échange, des voix s’élèvent pour dénoncer une prise de position incohérente avec le reste de sa politique. Le porte-parole d’EELV, le parti des Verts français, Julien Bayou a ainsi mis en garde contre un « terrible greenwashing » si les actes ne suivent pas, rappelant la ratification récente du CETA, accusé lui aussi d’être néfaste pour l’environnement. Les Verts au Parlement européen, opposants de longue date au traité UE-Mercosur, ont proposé en juin 2018 une vision nouvelle du commerce international en publiant une feuille de route intitulée Green Trade for All6. Ils proposent notamment de réduire les impacts négatifs liés à la consommation en respectant les limites écologiques planétaires et de relocaliser au maximum les activités de production.

Dans l’article « Libre-échange et changements climatiques : “soutien mutuel” ou divergence ? »7, Medhi Abbas cherche à rendre compte du conflit d’objectif et de principe entre la mondialisation économique et les changements climatiques. Selon lui, le déploiement de la globalisation depuis trois décennies accroît les émissions de CO2 et le libre-échange est incapable de produire la transformation systémique qu’appelle la décarbonification de l’économie mondiale. C’est pourquoi la mondialisation et le paradigme du libre-échange qui la fonde entrent selon lui en opposition frontale avec l’agenda de la lutte contre les changements climatiques. Il propose non pas une « déglobalisation », mais une reglobalisation compatible avec la lutte contre les changements climatiques, objectif auquel serait soumise la libéralisation des échanges.
L’avenir des accords commerciaux avec l’Union européenne s’annonce donc bien incertain. Sous la pression d’une partie de l’opinion publique toujours plus sensible aux questions environnementales, les bienfaits du libre-échange pourraient donc à l’avenir être de plus en plus remis en question. Cela pourra passer par une évaluation des émissions de CO2 générées par le commerce international et des émissions importées en Europe. La proposition de taxe carbone aux frontières de l’Union reprise par Ursula von der Leyen sera aussi l’occasion de voir si l’Union européenne est capable de réduire son empreinte carbone.

Perspectives  :

  • Au G7 les 24, 25 et 26 août, l’Union va tenter de résoudre la crise environnementale au Brésil.
  • À suivre : l’avenir de l’accord commercial UE-Mercosur.
  • Le libre-échange, un thème important de la nouvelle Commission européenne avec la taxe carbone aux frontières proposée par Ursula von der Leyen.
Sources
  1. DE OLIVEIRA ANDRADE Rodrigo, Alarming surge in Amazon fires prompts global outcry, Nature, 23 aout 2019
  2. LIBARDI Manuella, Leaked documents show Brazil’s Bolsonaro has grave plans for Amazon rainforest, openDemocracy, 21 aout 2019
  3. Cattle-Driven Deforestation : A Major Risk to Brazilian Retailers, Chain reaction research, 6 septembre 2018
  4. European Commission, New EU-Mercosur trade agreement, 1 juillet 2019
  5. ONISHI Norimitsu, As the Amazon Burns, Europe Seizes Title of Climate Champion, The New York Times, 24 aout 2019
  6. The Greens/European Free Alliance, Green Trade for All, 12 juin 2018
  7. ABBAS Mehdi, Libre-échange et changements climatiques : “soutien mutuel” ou divergence ?, Mondes en développement, 2013/2 (n° 162), p. 33-48