Dans une chronique récente du journal Le Monde, « L’Europe et le clivage de classe », Thomas Piketty proposait une interprétation générale de la désaffection des catégories modestes pour l’Europe, apparente dans la répartition sociale des votes favorables ou défavorables à l’Union depuis 1992 : depuis l’Acte unique et l’unification du marché intérieur européen, au moins, la politique de l’Union serait une politique de classe, parce qu’articulée autour du principe de la concurrence. Son point de vue est assez révélateur des positions d’une bonne partie de la « gauche » actuelle et des critiques qu’elle adresse à l’Union, et il est d’autant plus intéressant que Thomas Piketty paraissait initialement, notamment au cours des années 2000, proche de la gauche dite libérale et pro-européenne. Mais il est aussi précieux pour poser la question du fédéralisme européen, puisque celui-ci apparaît, chez Piketty, comme le choix inverse de l’orientation actuelle de l’Union, et donc comme l’antithèse de la politique « de classe ». Reconstituer la logique de son point de vue peut donc être particulièrement utile pour tenter de penser l’Union européenne actuelle, et notamment le sens de ses efforts pour placer le marché unique en son centre.

Reprenons son raisonnement.

Thomas Piketty analyse l’opposition entre le vote des diplômés et des riches, favorables à l’Union au moment du référendum sur le Traité de Maastricht comme en 2005 sur la constitution européenne ou en 2016 sur le Brexit, et le vote, négatif, des pauvres et des peu diplômés lors des mêmes scrutins, comme une opposition « de classe ». Faisant un pas de plus, il attribue cette opposition au « fonctionnement objectif » de l’Union. Celle-ci, principalement conçue comme un outil de mise en « concurrence généralisée entre territoires », « objectivement au bénéfice des plus favorisés », reposerait sur une conception radicalement libérale, celle d’une « pure union commerciale fondée sur les principes de la concurrence, de la liberté des échanges et de la stabilité monétaire », inspirée notamment de Friedrich Hayek. Rappelant que cette conception avait été explicitement formulée lors d’un colloque en avril 1940, il explique qu’elle s’était opposée, à cette époque, à des projets fédéralistes, qui prévoyaient fiscalité commune et redistribution à l’échelle européenne. Et cette ambition, selon lui, n’aurait pas été utopique puisqu’en juin 1940, au plus fort de l’invasion nazie, Churchill avait fait passer en vain au gouvernement français (« qui préfère donner les pleins pouvoirs à Pétain ») une proposition de fédération franco-anglaise qui aurait fusionné les deux pays 1.

Sa conclusion est que la pusillanimité des Européens devant l’idée d’une politique fiscale commune orientée vers la redistribution, sous prétexte qu’elle impliquerait le fédéralisme, et serait donc utopique, ne dissimulerait que bien mal, alors, le choix d’une politique de classe au bénéfice des riches et au détriment des pauvres, dont le libéralisme hayekien serait le porte-parole, depuis 1940 au moins.

La première partie de la thèse peut paraître d’un matérialisme un peu simpliste, tout d’abord : depuis les années 1950 au moins, les marxistes eux-mêmes (et notamment le courant New Left) admettent que les intérêts économiques « objectifs » ne suffisent pas à produire des orientations politiques collectives, et qu’il faut pour cela que des discours politiques aient été construits et structurés, pour donner une forme spécifiquement politique aux logiques de classe et aux divergences d’intérêt, avant d’être ressaisis par les électeurs ; il est d’ailleurs bien évident que ce sont des leaders politiques issus des « élites », donc prétendument bénéficiaires de l’ultralibéralisme supposé de l’Union, qui ont construit l’offre politique des partis et des coalitions anti-européennes depuis 1992 (de Philippe Séguin à Boris Johnson en passant par Laurent Fabius). De ce fait, bien des suffrages des catégories populaires se sont alors portés sur des groupes politiques qui n’évoquaient pas du tout ou pas de manière centrale la lutte contre les inégalités par l’impôt, mais qui utilisaient notamment le langage du nationalisme et de la souveraineté retrouvée – take back control, disait la campagne des Brexiters. La constitution de l’euroscepticisme puis du néo-nationalisme en Europe, depuis les années 1980, relève donc au moins pour une large part de la concurrence politique entre différents segments des élites européennes pour capter, notamment, les suffrages des catégories populaires dans le double contexte des champs politiques nationaux et européen, et cette lutte s’est appuyée sur des élaborations politiques plus complexes que la seule opposition de classe – et notamment sous la forme de discours identitaires, intensément ressassés depuis des années. Dans ces conditions, difficile de voir en quoi des actions « symboliques » de l’Union, auxquelles appelle Piketty, pourraient réellement changer la donne, à court terme au moins.

La constitution de l’euroscepticisme puis du néo-nationalisme en Europe, depuis les années 1980, […] s’est appuyée sur des élaborations politiques plus complexes que la seule opposition de classe – et notamment sous la forme de discours identitaires, intensément ressassés depuis des années.

Blaise Wilfert-Portal

Mais surtout, la thèse de Thomas Piketty assure se fonder sur un détour par l’histoire, qui serait particulièrement instructive à ce sujet…

Chiche. Il n’est pas sûr toutefois qu’on arrive aux mêmes conclusions, si l’on précise et accentue le détour.

Sur le fédéralisme européen, il faut rappeler tout d’abord que l’échec de la proposition de Churchill doit peu en réalité à l’orientation favorable à Pétain des parlementaires et du gouvernement français d’alors. Ce « plan » britannique était avant tout un coup de poker ; il était tout à fait illusoire sur le plan institutionnel et d’ailleurs en réalité limité à l’organisation de l’effort de guerre, si on lit bien le texte. La « fédération » en question visait surtout à éviter une paix séparée de la France avec les Nazis, qui inquiétait beaucoup les Britanniques, tétanisés à l’idée de voir la flotte française retournée contre eux par les Nazis. L’incohérence du projet, tiraillé entre l’exigence assez pratique de coordonner étroitement l’effort de guerre et le grandiloquent programme de « fusion des deux nations » (qui en plus étaient des empires…) ne pouvait que le condamner. Mais, surtout, il faut souligner que cet irréalisme fondamental caractérise, de manière beaucoup plus générale, la grande majorité des projets fédéralistes européens.

Car, bien sûr, l’affaire n’était pas neuve, même en 1940 : le projet présenté par Aristide Briand en 1929 devant l’Assemblée générale de la SDN, et qui prévoyait d’abord la création d’une instance politique commune qui permettrait le déploiement de « liens fédéraux », avait pour cette raison même suscité immédiatement des réticences nombreuses, et il n’avait pas eu plus de conséquences ; les rêves d’États-Unis d’Europe formulés lors de chaque grand moment « pacifiste » (en 1899, autour de la première Convention de la Haye par exemple par le journaliste internationaliste William T. Stead dans son The United States of Europe on the Eve of the Parliament of Peace en 1899, ou en 1867, lors des mobilisations contre les tensions entre l’Empire français et la Prusse, avec la création du premier périodique ayant pour titre Les États Unis d’Europe, et qui était l’organe de la Ligue internationale pour la paix et la liberté) avaient avorté de la même manière, et souvent même plus vite. Ce fut aussi le cas après 1945, alors que le désastre du deuxième conflit mondial avait pourtant rendu les projets d’union cosmopolitique si désirables pour certaines élites politiques et intellectuelles.

Ces échecs ne tiennent pas du hasard. Fédérer des États nationaux (et souvent impériaux), tenus par des bureaucraties à la fois puissantes et dépendantes de la légitimation « nationale » – l’État est légitime parce qu’il est la forme politique prise par une « nation », un ethnos qui lui préexisterait – est à peu près impossible, du point de vue politique, puisque cela impliquerait que cette « nation » affirme politiquement sa propre dissolution après des décennies ou des siècles de sacralisation de son identité irréductible. . Le cours de l’histoire mondiale est d’ailleurs très clair, depuis la fin du XVIIIe siècle : la dynamique politique presque permanente est celle de la création de nouveaux États nationaux ; ils n’ont jamais été plus nombreux que de nos jours, et régulièrement, la création d’un nouvel État national par sécession apparaît à beaucoup comme la solution immédiate à nombre de problèmes politiques – c’est le cas bien sûr même en Europe, où, pourtant, les États apparaissent anciens, légitimés par le temps et la construction politique de leur particularité nationale ; ce qui n’empêche pas les conflits politiques, notamment liés à la répartition de la richesse, de déboucher sur des projets de sécession nationale, comme en Catalogne, en Ecosse, ou dans les années 1990 en Padanie.

Cette énorme difficulté à créer une fédération européenne était naturellement bien connue de Jean Monnet – le vrai rédacteur, d’ailleurs, de la proposition britannique de juin 1940 – et des grands dirigeants européens après 1945, même ceux qui étaient issus de la tradition fédéraliste de l’entre-deux-guerres. C’est pourquoi leur choix se tourna vers deux autres méthodes, celle des petits pas sectoriels et celle du marché européen. La méthode des avancées sectorielles visait à hâter l’intégration d’activités particulières mais cruciales de la société industrielle européenne – c’est la méthode suivie par la CECA. La méthode du marché européen visait à l’intégration économique, et donc politique, par la constitution d’un marché intérieur unique et d’une union douanière à l’extérieur – c’est le choix principal de la CEE et du Traité de Rome. Ne pas s’y méprendre : le marché européen était bien un projet politique, un projet d’unification politique qui visait à réduire progressivement les interventions auxquelles procédaient les différents États au nom de logiques de puissance, dans leur économie et celle de leurs voisins. En effet, l’union politique implique que les États ne se livrent plus à leur guerre économique usuelle à l’intérieur de ses frontières. Et il revient à la puissance normative centrale de cette union de définir les formes communes du bien public économique (et donc politique), en l’espèce l’intégration de l’espace économique interne et la liberté des acteurs privés encadrée par des règles fixées collectivement. L’explication de cette orientation par un choix idéologique libéral, néo-libéral ou ordo-libéral est tout à fait insuffisante : en procédant de la sorte, certes, les constructeurs de la CEE puis de l’Union cherchaient à libéraliser la société industrielle européenne pour en faciliter la reconstruction après la Seconde guerre mondiale ; mais il s’agissait aussi et surtout, pour y parvenir, de sortir du néo-mercantilisme autoritaire qui avait touché le monde dès la fin du XIXe siècle et qui l’avait entraîné vers la guerre économique et la guerre tout court, notamment au moment de la grande crise de 1929. Suivant cette voie, ils retrouvaient une logique déjà ancienne, celle qui avait présidé à l’invention de l’État libéral-national contre le pourrissement de l’État militaro-fiscal, entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle : lorsque les Révolutionnaires français décrétèrent la disparition des douanes internes et la liberté d’entreprendre, il s’agissait de remédier à la balkanisation économique propre à l’Ancien régime, qui signifiait le triomphe de l’inefficacité, bien sûr, mais surtout de l’arbitraire, les monopoles et privilèges concédés par l’autorité royale s’empilant les uns sur les autres sans cohérence. L’unification de l’espace allemand par le Zollverein, par les voies ferrées et l’unification réglementaire, à partir des années 1830, procédait des mêmes logiques : construire un marché intérieur, c’était limiter les querelles des petits princes toujours tentés de maximiser leur puissance par des contingentements, des droits de douane prohibitifs, des interventions directes au profit de leurs clientèles ; c’était aussi donc limiter la contrebande et l’économie de la fraude, et faire prévaloir une activité économique pacifiée, encadrée par la loi et de ce fait aussi beaucoup plus efficace.

Dès le milieu du XIXe siècle d’ailleurs, les libéraux s’efforcèrent de transposer cette logique de construction de l’État libéral national au niveau mondial, en promouvant le libre-échange, l’unification monétaire, l’unification des droits privés européens ou au moins leur coordination. La vague des accords de libre-échange, la création des premières organisations internationales, en l’espèce des premières unions administratives internationales (voies ferrées, télégraphe, navigation) et les premières tentatives de monnaie unique européenne firent ainsi des années 1860 le temps d’un premier « marché commun européen ». Et cette unification par le marché reposait sur un cosmopolitisme pacifiste explicitement formulé par les « Manchesteriens » comme Richard Cobden et John Bright. Pour eux aussi, comme pour les hommes d’État européens du début des années 1950 qui engagèrent la construction de l’Union, le libre-échange interne, l’unification des normes et l’union douanière se justifiaient par leur horizon politique, celui de constituer une communauté européenne au-delà des frontières nationales, efficace parce que pacifiée, pacifiée parce qu’efficace. Et donc de rendre la paix enfin réellement possible.

Le libre-échange interne, l’unification des normes et l’union douanière se justifiaient par un horizon politique, celui de constituer une communauté européenne au-delà des frontières nationales, efficace parce que pacifiée, pacifiée parce qu’efficace.

Blaise Wilfert-Portal

Réduire la logique du marché commun européen et de la politique de la concurrence en son sein à un projet ultra-libéral paraît donc absolument contestable. Les vrais néo-libéraux, britanniques et américains, ne s’y trompent pas : le marché intérieur de l’Union est très régulé, la Commission européenne est un massif producteur de normes, bien loin de la logique du laissez-faire. Elle passe souvent pour la réalisation assez complète d’une économie « socialiste », pour ses détracteurs d’outre-Atlantique. Depuis les années 1960, d’ailleurs, l’unification du marché intérieur implique également une forme de solidarité financière européenne, à travers les fonds structurels – fonds social européens, FEDER, Fonds de cohésion –, qui représentent parfois une belle part du PIB des pays bénéficiaires. Et il faut rappeler aussi qu’une partie des déséquilibres internes qui ont douloureusement secoué l’Union depuis 15 ans, notamment pour ce qui touche à la stagnation des salaires, est consécutive à l’intégration hâtive des pays anciennement communistes du Bloc de l’Est. Or cette intégration était foncièrement politique dans ses objectifs, quand l’Europe voyait ressurgir sur toute sa frontière orientale la peste des litiges de frontières, des persécutions des minorités et des nationalismes irrédentistes. L’intégration au marché unique s’accompagna alors de contraintes fortes sur le respect des tracés des frontières et des « minorités nationales » : encore une fois, l’extension des logiques de marché dans le cadre de la législation communautaire répondait à une préoccupation politique, de sécurité collective et d’extension de l’État de droit, et non à une logique de classe.

Il est urgent de retrouver le sens de l’Union, celui d’un projet politique cosmopolitique, Et le marché n’en a été pour l’essentiel que l’outil, pas l’horizon. Il est important de comprendre alors que les décennies qui viennent vont nous confronter à la nécessité de construire une politique mondiale. L’histoire et le présent de l’Union pourraient bien constituer, dans ce contexte, une expérience cruciale et fondatrice.

Sources
  1. Pour voir le texte de la proposition : http://www.ibiblio.org/pha/policy/1940/400616a.html
Crédits
Ce texte est la version remaniée et allongée pour Le Grand continent d'une tribune publiée par Blaise Wilfert-Portal dans le journal Le Monde du 23 mai 2019.