Économie

George Soros et ses ennemis

Depuis quelques années, Georges Soros donne à Davos une allocution où il pointe les menaces qui pèsent selon lui sur l’avenir de l’open society. Cette fois, le milliardaire s’est attaqué à la Chine et au déploiement de nouvelles technologies intrusives.

George Soros

C’est désormais une tradition : chaque année, au Forum économique de Davos, George Soros prononce un discours politique et dresse son « panorama de l’état du monde ». En guise de panorama, le milliardaire philanthrope se focalise souvent sur un ou plusieurs sujets qui catalysent une inquiétude quant à l’avenir des open society, ce modèle de sociétés libres et démocratiques auxquelles aspire Karl Popper dans son ouvrage éponyme. Si le discours de l’an dernier avait vivement critiqué « la montée en puissance et le comportement monopolistique des géants du numérique », George Soros s’attaque cette fois à la Chine… et à l’utilisation liberticide des nouvelles technologies. Nous donnons à lire ici une traduction de son intervention au Sommet de Davos le 24 janvier dernier.1


Allocution de George Soros au Forum Économique Mondial de Davos, Suisse, le 24 janvier 2019.

Bonsoir et merci à tous d’être venus.

George Soros est une figure bien connue du monde de la finance et de la philanthropie. Né en Hongrie en 1930, il échappe à la Shoah et émigre en Grande-Bretagne à 17 ans, où il étudie la philosophie à la LSE et adopte les idées politiques de Karl Popper, philosophe des sciences et auteur du traité anti-totalitaire The Open Society and its Enemies (1945). Ayant fait fortune en spéculant sur les devises, Soros devient à partir des années 1980 une figure majeure de la philanthropie. Il concentre ses efforts sur les sociétés civiles du Bloc de l’Est s’opposant aux régimes communistes en place. Aujourd’hui, à 88 ans, il reste à la tête d’un puissant réseau d’organisations philanthropiques, qui porte le nom – en hommage à l’ouvrage de Popper – d’Open Society Foundations.

Je veux utiliser mon temps de ce soir pour avertir le monde d’un danger sans précédent qui menace la survie même des sociétés ouvertes.

Georges Soros utilise régulièrement dans ce discours le terme d’open society, que nous avons systématiquement traduit par société ouverte [NdT].

Quand je suis intervenu devant vous l’année dernière, j’ai passé la majorité de mon temps à analyser le rôle néfaste des monopoles de l’informatique. Voici ce que j’ai dit : « Une alliance est en train de naître entre les États autoritaires d’un côté, et les grands monopoles des technologies informatiques, riches en data, de l’autre, qui associent
les systèmes de surveillance embryonnaires des entreprises avec les systèmes de surveillance déjà développés et financés par les États. Cela pourrait bien aboutir à un système de contrôle totalitaire que même George Orwell n’aurait pu imaginer. »

Ce soir, je tiens à attirer votre attention sur le danger mortel auquel font face les sociétés ouvertes du fait des outils de contrôle que le « machine learning » et l’intelligence artificielle peuvent mettre entre les mains de régimes répressifs. Je me concentrerai sur la Chine, où Xi Jinping veut qu’un Etat-parti unique règne sans partage.

Il prend pour cible le système politique chinois et plus particulièrement la personne de Xi Jinping, qu’il qualifie d’« ennemi le plus dangereux de la société ouverte » dans le monde actuel. Soros n’en est pas à son premier différend avec la Chine. Comme il le rappelle lui-même dans son propos, il avait tenté d’y implanter une fondation dès les années 1980, avec le soutien d’éléments réformistes proches du pouvoir, pour voir ces efforts réduits à néant à la suite des événements tragiques de Tiananmen en 1989. Plus récemment, en janvier 2016, à l’occasion du même sommet de Davos, Soros avait promis à l’économie chinoise un hard landing (un atterrissage brutal) et s’était vu dans les jours suivants réprimandé par les médias officiels chinois. Cette fois, cependant, son intervention prend une toute autre dimension, puisqu’il s’attaque non pas à l’économie mais au régime communiste lui-même, et à la personne qui le dirige, d’une façon résolument hostile et qui ne manquera pas d’en faire une figure ennemie, si ce n’était déjà le cas, du point de vue de Pékin.

Il s’est passé beaucoup de choses depuis l’année dernière et j’ai beaucoup appris sur la forme future du contrôle totalitaire en Chine.

Toutes les données disponibles, de plus en plus riches, sur les individus vont être regroupées dans une base de données centralisée afin de créer « un système de crédit social ». Sur la base de ces données, les personnes seront évaluées à l’aide d’algorithmes pour déterminer si elles représentent une menace pour le parti unique. Les gens seront alors traités en conséquence.

Le système de crédit social n’est pas encore pleinement opérationnel, mais son orientation est claire. Il subordonnera le destin de l’individu aux intérêts du parti unique d’une manière sans précédent dans l’histoire.

Je trouve le système de crédit social effrayant et odieux. Malheureusement, certains Chinois le trouvent plutôt attrayant car il fournit des informations et des services qui ne sont pas disponibles autrement et peut également protéger les citoyens respectueux de la loi des ennemis de l’État.

La Chine n’est pas le seul régime autoritaire au monde, mais c’est sans doute le plus riche, le plus fort et le plus développé en matière de « machine learning » et d’intelligence artificielle. Cela fait de Xi Jinping l’adversaire le plus dangereux de ceux qui croient au concept de société ouverte. Mais Xi n’est pas seul. Les régimes autoritaires prolifèrent dans le monde entier et s’ils réussissent, ils deviendront totalitaires.

Le propos de Soros prend pour point de départ la façon dont la technologie est susceptible d’interagir avec l’autoritarisme pour donner naissance à un « contrôle totalitaire » sur la société. Il voit ce processus à un stade déjà avancé dans le cas de la Chine, dont il note à la fois la maîtrise croissante de l’intelligence artificielle et du machine learning, et la volonté de mettre ces outils au service d’une ambition de surveillance généralisée de la population. Cette ambition serait illustrée par le projet chinois de système de crédit social actuellement en voie de réalisation . Soros s’autorise donc à recycler la notion de totalitarisme, qu’il redéfinit, pour le XXIe siècle, comme résultante de l’upgrading technologique de l’autoritarisme.

En tant que fondateur des Open Society Foundations, j’ai consacré ma vie à lutter contre des idéologies totalitaires et extrémistes qui prétendent à tort que la fin justifie les moyens. Je crois que le désir de liberté des peuples ne peut pas être réprimé pour toujours. Mais je reconnais aussi que les sociétés ouvertes sont profondément menacées à l’heure actuelle.

Ce qui me préoccupe particulièrement, c’est que les outils de contrôle développés par l’intelligence artificielle confèrent un avantage inhérent aux régimes autoritaires par rapport aux sociétés ouvertes. Pour eux, les outils de contrôle sont un instrument utile. Pour les sociétés ouvertes, ils constituent une menace mortelle.

J’utilise l’expression « société ouverte » comme un raccourci pour une société où le droit prévaut et non la domination d’un seul individu ; où le rôle de l’État est de protéger les droits de l’homme et la liberté individuelle. De mon point de vue, une société ouverte devrait accorder une attention particulière à ceux qui souffrent de discrimination ou d’exclusion sociale et à ceux qui ne peuvent pas se défendre.

En revanche, les régimes autoritaires utilisent tous les outils de contrôle qu’ils possèdent pour maintenir leur pouvoir aux dépens de ceux qu’ils exploitent et répriment.

Comment les sociétés ouvertes peuvent-elles être protégées si ces nouvelles technologies donnent aux régimes autoritaires un avantage intrinsèque ? C’est la question qui me préoccupe. Et elle devrait également préoccuper tous ceux qui préfèrent vivre dans une société ouverte.

Alors que les concepts politiques déployés par Soros font écho à l’ère révolue de la guerre froide, sa prise de position sur la Chine doit aussi se lire en lien avec la conjoncture internationale – et singulièrement américaine – à court terme. On observe, tout d’abord, une accumulation d’actualités négatives provenant de Chine sur les douze derniers mois, parmi lesquelles on peut citer la révision constitutionnelle de mars 2018 renforçant la mainmise de Xi Jinping (dont Soros fait grand cas) et la répression extrême et la détention en masse de Ouïghours au Xinjiang (dont il ne dit mot, omission à noter au vu du reste de son propos). Quoi qu’il en soit, les condamnations de Soros prennent donc assez logiquement acte du durcissement avéré de l’État chinois dans la période récente.

Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi mentionner, pour saisir le contexte de cette intervention, un infléchissement très marqué au sujet de la Chine au sein du foreign policy establishment américain – notion qui embrasse le réseau pluriel de think tanks, d’instituts de recherche, de fondations, d’organes du Département d’État, etc., presque tous situés à Washington, qui travaillent à définir les doctrines possibles de la politique étrangère des États-Unis. Or on observe, depuis le crépuscule de l’ère Obama, un net tournant en faveur de la fermeté vis-à-vis de la Chine au travers de ce milieu, aussi bien chez ses composantes démocrates que républicaines. Ce consensus émergent favorable à une ligne dure – en jargon politique américain, hawkish – sur la Chine à Washington est d’autant plus remarquable que Républicains et Démocrates s’opposent aujourd’hui frontalement sur la majorité des sujets comme rarement dans leur histoire. La politique chinoise des États-Unis, cependant, fait exception, tant l’approche de l’engagement, portée à des degrés divers par une succession de présidents américains de Richard Nixon à Barack Obama, laisse aujourd’hui sceptique à Washington au vu de son incapacité à peser sur la Chine dans la direction souhaitée.

Cette révision doctrinale préalable au sein du foreign policy establishment américain éclaire sans doute le paradoxe qu’il y a à voir Soros, un donateur récidiviste aux campagnes électorales des Démocrates, donner implicitement son aval à la politique de confrontation que Donald Trump met en œuvre actuellement à l’égard de la Chine. Notons toutefois qu’il prend soin d’attribuer la paternité de la stratégie chinoise de l’administration avant tout à Matt Pottinger – un ancien soldat, et correspondant du Wall Street Journal, désormais en charge de l’Asie au National Security Council – et non à Trump lui-même, à qui il reproche au contraire son comportement imprévisible. Une manière sans doute pour Soros d’éviter de paraître flatter le président américain et le camp républicain, dont il reste l’adversaire farouche dans le contexte intérieur américain. Il faut souligner que Soros a été dernièrement la cible d’une série d’attaques particulièrement virulentes émanant de la droite américaine.

Les sociétés ouvertes doivent réguler les entreprises qui produisent des outils de contrôle, alors que les régimes autoritaires peuvent les présenter comme « des champions nationaux ». C’est cela qui a permis à certaines entreprises publiques chinoises de rattraper et de dépasser même les géants multinationaux.

Bien entendu, ce n’est pas le seul problème qui devrait nous concerner aujourd’hui. Par exemple, le changement climatique généré par l’homme menace la survie même de notre civilisation. Néanmoins, ce désavantage structurel auquel sont confrontées les sociétés ouvertes est un problème qui m’a préoccupé et je voudrais partager avec vous mes idées sur la manière d’y répondre.

Ma préoccupation profonde pour cette question est une conséquence de mon histoire personnelle. Je suis né en Hongrie en 1930 et je suis juif. J’avais 13 ans lorsque les nazis ont occupé la Hongrie et commencèrent à déporter des Juifs dans des camps d’extermination.

J’ai eu beaucoup de chance parce que mon père avait compris la nature du régime nazi et s’était arrangé pour obtenir de faux papiers et des cachettes pour tous les membres de sa famille, ainsi que pour un certain nombre d’autres Juifs. La plupart d’entre nous ont survécu.

L’année 1944 était l’expérience formatrice de ma vie. J’ai appris très tôt que le type de régime politique est très important. Lorsque le régime nazi a été remplacé par l’occupation soviétique, j’ai quitté la Hongrie dès que j’ai pu et j’ai trouvé refuge en Angleterre.

A la London School of Economics, j’ai développé mon cadre intellectuel sous l’influence de mon mentor, Karl Popper. Ce cadre s’est révélé étonnamment utile quand je me suis trouvé un emploi sur les marchés financiers. Il n’avait rien à voir avec la finance, mais il reposait sur la pensée critique. Il m’a permis d’analyser les faiblesses des théories dominantes qui guidaient les investisseurs institutionnels. Je suis devenu un gestionnaire de fonds spéculatifs prospère et j’étais fier d’être le critique le mieux rémunéré au monde.

Gérer un fonds spéculatif était très stressant. Quand j’ai gagné plus d’argent que nécessaire pour moi-même ou ma famille, j’ai traversé une sorte de crise de la quarantaine. Pourquoi devrais-je me tuer pour gagner plus d’argent ? J’ai longuement réfléchi à ce qui me tenait vraiment à cœur et, en 1979, j’ai créé le Fonds pour la Société Ouverte (Open Society Fund). J’ai défini ses objectifs ainsi : aider les sociétés verrouillées à s’ouvrir, réduire les déficiences des sociétés ouvertes et promouvoir la pensée critique.

Mes premiers efforts visaient à saper le système d’apartheid en Afrique du Sud. Ensuite, j’ai tourné mon attention vers l’ouverture du système soviétique. J’ai créé une collaboration avec l’Académie des sciences de Hongrie, qui était sous contrôle communiste, mais dont les représentants voyaient d’un bon œil mes efforts. Cet arrangement a réussi au-delà de mes rêves les plus fous. Je suis devenu accro à ce que j’aime appeler « la philanthropie politique ». C’était en 1984.

Dans les années qui ont suivi, j’ai essayé de reproduire mon succès en Hongrie et dans d’autres pays communistes. Je me débrouillais plutôt bien dans l’empire soviétique, y compris dans l’Union soviétique elle-même, mais en Chine, c’était une autre histoire.

Ma première tentative en Chine semblait plutôt prometteuse. Elle reposait sur une série de visites entre des économistes hongrois fort admirés dans le monde communiste et une équipe d’un think tank chinois nouvellement créé, désireux d’apprendre des Hongrois.

Fort de ce succès initial, j’ai proposé à Chen Yizi, le leader du think tank, de reproduire le modèle hongrois en Chine. Chen a obtenu le soutien du Premier ministre Zhao Ziyang et de son secrétaire à la politique de réforme, Bao Tong.

Une joint-venture appelée le Fond Chinois (China Fund) a été créée en octobre 1986. Il s’agissait d’une institution unique en Chine. Sur le papier, elle avait une autonomie totale.

Bao Tong était son champion. Mais les opposants, nombreux, aux réformes radicales se sont regroupés pour l’attaquer. Ils ont affirmé que j’étais un agent de la CIA et ont demandé à l’agence de sécurité intérieure de mener une enquête. Pour se protéger, Zhao Ziyang a remplacé Chen Yizi par un haut responsable du service de sécurité extérieure. Les deux organisations étaient co-égales et elles ne pouvaient se mêler des affaires l’une de l’autre.

J’ai soutenu ce changement parce que Chen Yizi m’énervait en octroyant trop de bourses à des membres de son propre institut et je n’étais pas au courant des luttes politiques internes qui se déroulaient dans les coulisses. Mais les candidats au Fonds Chinois ont rapidement constaté que l’organisation était passée sous le contrôle de la police politique et ont commencé à s’en éloigner. Personne n’a eu le courage de m’en expliquer la raison.

Finalement, un boursier chinois m’a rendu visite à New York et, prenant ainsi un risque considérable, m’a expliqué. Peu de temps après, Zhao Ziyang a été retiré du pouvoir et j’ai utilisé cela comme excuse pour fermer la fondation. Cela s’est produit juste avant le massacre de la Place Tiananmen en 1989 et cela a laissé une « tache noire » dans le parcours des personnes associées à la fondation. Ils se sont donné beaucoup de mal pour laver leurs réputations et ont finalement réussi.

Rétrospectivement, il est clair que j’ai commis une erreur en essayant de créer une fondation qui fonctionnait d’une manière étrangère aux Chinois. À cette époque, l’octroi d’une bourse créait un sentiment d’obligation mutuelle entre le donateur et le bénéficiaire et les obligeait tous deux à rester fidèles l’un envers l’autre.

Voilà pour l’histoire. Permettez-moi maintenant d’aborder les événements de l’année dernière, dont certains m’ont surpris.

Quand j’ai commencé à aller en Chine, j’ai rencontré beaucoup de personnes en position de pouvoir qui étaient des adeptes fervents des principes de la société ouverte. Dans leur jeunesse, ils avaient été déportés à la campagne pour y être rééduqués, subissant souvent des épreuves bien plus graves que la mienne en Hongrie. Mais ils ont survécu et nous avions beaucoup en commun. Nous avions tous été victimes d’une dictature.

Ils étaient impatients d’en savoir plus sur les réflexions de Karl Popper à propos de la société ouverte. Bien qu’ils aient trouvé le concept très attrayant, leur interprétation est restée quelque peu différente de la mienne. Ils connaissaient la tradition confucéenne, mais il n’y avait pas de tradition du vote en Chine. Leur pensée est restée hiérarchique et s’accompagnait d’un respect inné pour les hautes fonctions. De mon côté, j’étais plus égalitaire et je voulais que tout le monde puisse voter.

Je n’ai donc pas été surpris que Xi Jinping se soit heurté à une opposition sérieuse chez lui ; mais j’ai été surpris par la forme que cette opposition a prise. Lors d’une rencontre de dirigeants qui a pris place l’été dernier dans la station balnéaire de Beidaihe, Xi Jinping a été un peu remis en question apparemment. Bien qu’il n’y ait pas eu de communiqué officiel, la rumeur courait que les convoqués n’approuvaient pas l’abolition des limites de mandat et le culte de la personnalité que Xi avait construit autour de lui.

Il est important de comprendre que ces critiques était seulement un avertissement à XI au sujet de ses excès, mais ne renversaient pas l’abolition de la limite de deux mandats.

De plus, « la pensée de Xi Jinping » (« The Thought of Xi Jinping »), qu’il a promue comme sa synthèse de la théorie communiste, a été élevée au même niveau que la « pensée du président Mao ». Xi reste donc le dirigeant suprême, peut-être pour la vie. L’issue finale des luttes politiques internes actuelles n’est toujours pas déterminée.

Je me suis concentré sur la Chine, mais les sociétés ouvertes ont beaucoup plus d’ennemis, la Russie de Poutine en est au premier rang. Et le scénario le plus dangereux est celui où ces ennemis s’accordent et apprennent les uns des autres pour mieux opprimer leur peuple.

La question se pose d’elle-même : que pouvons-nous faire pour les arrêter ?

Dans la première étape, il faut reconnaître le danger. C’est la raison pour laquelle je parle ce soir. Mais maintenant vient la partie difficile. Ceux d’entre nous qui veulent préserver la société ouverte doivent travailler ensemble et former une alliance efficace. Notre tâche ne peut pas être laissée aux gouvernements.

L’histoire a montré que même les gouvernements qui souhaitent protéger la liberté individuelle ont non seulement de nombreux autres intérêts mais accordent aussi la priorité à la liberté de leurs propres citoyens par rapport à la liberté de l’individu en tant que principe général.

Mes Open Society Foundations se consacrent à la protection des droits de l’homme, en particulier pour ceux qui n’ont pas de gouvernement pour les protéger. Lorsque nous avons commencé, il y a quarante ans, de nombreux gouvernements ont soutenu nos efforts, mais leurs rangs se sont affaiblis. Les États-Unis et l’Europe étaient nos alliés les plus importants, mais ils se préoccupent à présent de leurs propres problèmes.

Par conséquent, je souhaite mettre l’accent sur ce que je considère comme la question la plus importante pour les sociétés ouvertes : que va-t-il se passer en Chine ?

Seul le peuple chinois peut répondre à cette question. Tout ce que nous pouvons faire, c’est établir une distinction nette entre lui et Xi Jinping. Puisque Xi s’est déclaré hostile à la société ouverte, le peuple chinois demeure notre principale source d’espoir.

Il y aurait une critique à faire des simplifications que Soros s’autorise en brossant le portrait du pouvoir chinois. À entendre son propos, les menées répressives du gouvernement tiendraient essentiellement à la soif de contrôle de Xi Jinping, à qui le milliardaire philanthrope oppose les aspirations de la population, des entrepreneurs et d’une « élite politique désireuse de porter la tradition confucéenne » de désapprobation des excès du pouvoir. Cette caractérisation de la configuration socio-politique chinoise verse dans la caricature, tant elle évacue toute l’épaisseur institutionnelle du Parti-État, qui constitue l’armature du régime. Les marges de manœuvre personnelles de Xi, tout aussi importantes qu’elles soient, restent encastrées dans les structures propres du Parti communiste chinois. Ce sont ces mêmes structures qui dictent la sélection, la promotion et la formation pratique et idéologique des cadres du régime – parmi lesquels on voit mal émerger une élite « confucéenne » susceptible de se retourner contre le système en place. S’il existe bien des luttes d’intérêts voire de factions à l’intérieur du régime, cette opposition avancée par Soros entre un dictateur avide de pouvoir et ses officiels aux vertus antiques est imaginaire. Elle lui permet surtout de désigner à son auditoire une cible aisément identifiable, sous les traits d’un individu – Xi Jinping – tout en évitant d’interroger les tendances autoritaires foncières de l’ordre politique chinois.

Et en fait, il y a des raisons d’espérer. Comme certains experts sur la Chine me l’ont expliqué, il existe une tradition confucéenne selon laquelle les conseillers de l’empereur sont censés s’exprimer lorsqu’ils s’opposent fermement à l’un de ses actes ou décrets, même si cela peut entraîner l’exil ou l’exécution.

Cela m’a soulagé lorsque j’étais au bord du désespoir. Les défenseurs engagés de la société ouverte en Chine, qui ont à peu près mon âge, ont pour la plupart pris leur retraite et ont été remplacés par des personnes plus jeunes qui dépendent de Xi Jinping pour être promues. Mais une nouvelle élite politique est apparue, disposée à défendre la tradition confucéenne. Cela signifie que Xi continuera à avoir une opposition politique chez lui.

Xi présente la Chine comme un modèle à imiter pour les autres pays, mais il fait face à des critiques non seulement chez lui mais aussi à l’étranger. Son projet des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative)est en place depuis suffisamment longtemps pour révéler ses lacunes.

La Belt and Road Initiative, qui remplace l’ancienne dénomination One Belt, One Road, est le nom de l’ambitieux projet lancé en 2013 par Xi Jinping et plus connu en France sous le nom de « nouvelle route de la soie ».

Elle visait à promouvoir les intérêts de la Chine et non ceux des pays visés ; ses projets d’infrastructures ambitieux étaient principalement financés par des emprunts, et non par des dons, et les fonctionnaires de ces pays ont été souvent corrompus pour les accepter. Bon nombre de ces projets se sont révélés non rentables.

Le cas le plus emblématique est au Sri Lanka. La Chine a construit un port qui sert ses intérêts stratégiques. Or, il n’a pas réussi à attirer suffisamment de trafic commercial pour assurer le remboursement de la dette, ce qui a permis à la Chine d’en prendre possession. Il existe plusieurs cas similaires ailleurs et ils provoquent un ressentiment généralisé.

La Malaisie mène la lutte. Le gouvernement précédent, dirigé par Najib Razak, s’est vendu à la Chine, mais en mai 2018, il a été démis de ses fonctions par une coalition dirigée par Mahathir Mohamed. Mahathir a immédiatement arrêté plusieurs grands projets d’infrastructure et négocie actuellement avec la Chine le montant de la compensation que la Malaisie devra encore verser.

La situation n’est pas aussi claire au Pakistan, qui a été le principal destinataire des investissements chinois. L’armée pakistanaise est pleinement redevable à la Chine, mais la position d’Imran Khan, devenu Premier ministre en août dernier, est plus ambivalente. Au début de 2018, la Chine et le Pakistan ont annoncé des projets grandioses en matière de coopération militaire. À la fin de l’année, le Pakistan traversait une crise financière profonde. Mais une chose est devenue évidente : la Chine a l’intention d’utiliser la Belt and Road Initiative également à des fins militaires.

Tous ces revers ont obligé Xi Jinping à modifier son attitude vis-à-vis de la Belt and Road Initiative. En septembre, il a annoncé que les « projets vaniteux » seraient évités au profit d’initiatives conçues avec plus de soin. En octobre, le People’s Daily a averti que les projets devaient servir les intérêts des pays bénéficiaires.

Les pays clients sont désormais prévenus et plusieurs d’entre eux, de la Sierra Leone à l’Équateur, remettent en question ou re-négocient des projets.

Plus important encore, le gouvernement américain a maintenant identifié la Chine comme un « rival stratégique ». Le président Trump est notoirement imprévisible, mais cette décision est le résultat d’un plan soigneusement préparé. Depuis lors, le comportement idiosyncratique de Trump a été largement remplacé par la politique chinoise adoptée par les agences de l’administration et supervisée par le conseiller aux affaires asiatiques du Conseil de sécurité nationale, Matt Pottinger, et d’autres. La politique a été esquissée dans un discours fondamental du vice-président Mike Pence le 4 octobre.

Pourtant, déclarer la Chine comme un rival stratégique est trop simpliste. La Chine est un acteur mondial important. Une politique efficace à l’égard de la Chine ne peut être réduite à un slogan.

Elle doit être beaucoup plus sophistiquée, détaillée et pratique ; et elle doit inclure une réponse économique américaine à “la nouvelle route de la soie”. Le plan Pottinger ne répond pas à la question de savoir si son objectif ultime est d’uniformiser les règles du jeu ou de se désengager complètement de la Chine.

Xi Jinping a parfaitement compris la menace que la nouvelle politique américaine faisait peser sur son leadership. Il a parié sur une rencontre personnelle avec le président Trump lors de la réunion du G20 à Buenos Aires. Entre-temps, le danger d’une guerre commerciale mondiale s’est accru et le marché boursier a chuté sérieusement en décembre. Cela a créé des problèmes pour Trump, qui avait concentré tous ses efforts sur les élections de mi-mandat de 2018. Lorsque Trump et Xi se sont rencontrés, les deux parties étaient impatientes de parvenir à un accord. Ce n’est donc pas étonnant qu’ils en aient atteint un, mais c’est très peu concluant : une trêve de quatre-vingt-dix jours.

Entre-temps, il y a des indicateurs clairs que les germes d’un déclin économique généralisé existent en Chine, ce qui affecte le reste du monde. Un ralentissement mondial est la dernière chose que le marché souhaite voir.

Le contrat social tacite en Chine repose sur un niveau de vie en hausse constante. Si le déclin de l’économie et du marché boursier chinois est suffisamment grave, ce contrat social risque d’être compromis et même le monde des affaires pourrait se retourner contre Xi Jinping. Un tel ralentissement pourrait également sonner le glas de « la nouvelle route de la soie », car Xi risque de manquer de ressources pour continuer le financement d’autant d’investissements déficitaires.

Sur la question de la gouvernance mondiale de l’internet, il y a une lutte non déclarée entre l’Occident et la Chine. La Chine veut dicter les règles et procédures qui régissent l’économie numérique en dominant les pays en développement grâce à ses nouvelles plateformes et technologies. C’est une menace pour la liberté de l’Internet et indirectement pour la société ouverte elle-même.

L’année dernière, je pensais toujours que la Chine devrait être plus profondément enracinée dans les institutions de la gouvernance mondiale, mais depuis le comportement de Xi Jinping a changé mon opinion. Mon point de vue actuel est qu’au lieu de mener une guerre commerciale avec pratiquement le monde entier, les États-Unis devraient se concentrer sur la Chine. Au lieu de prendre ZTE et Huawei à la légère, il doit lutter contre eux. Si ces entreprises venaient à dominer le marché de la 5G, elles présenteraient un risque de sécurité inacceptable pour le reste du monde.

Zhongxing Telecommunication Equipment est un important équipementier en télécoms chinois. ZTE et Huawei sont au coeur de la guerre économique entre la Chine et les Etats-Unis, ces derniers soupçonnant notamment ces deux entreprises de favoriser l’espionnage chinois. Cet article des Echos, par exemple, résume la situation actuelle concernant Huawei.

Malheureusement, le président Trump semble suivre une autre voie : faire des concessions à la Chine et proclamer la victoire tout en renouvelant ses attaques contre les alliés des États-Unis. Cela risque de remettre en cause l’objectif de la politique américaine consistant à limiter les abus et les excès de la Chine.

Pour conclure, laissez-moi résumer le message que je vous donne ce soir. Mon point central est que la combinaison des régimes répressifs et des monopoles de la technologie informatique confère à ces régimes un avantage intrinsèque par rapport aux sociétés ouvertes. Les instruments de contrôle sont des outils utiles pour les régimes autoritaires, alors qu’ils sont une menace mortelle pour les sociétés ouvertes.

La Chine n’est pas le seul régime autoritaire au monde, mais le plus riche, le plus fort et le plus avancé sur le plan technologique. Cela fait de Xi Jinping l’adversaire le plus dangereux des sociétés ouvertes. C’est pourquoi il est si important de distinguer la politique de Xi Jinping des aspirations du peuple chinois. Le système de crédit social, s’il devenait opérationnel, donnerait à Xi un contrôle total sur la population. Puisque Xi est l’ennemi le plus dangereux de la société ouverte, nous devons mettre nos espoirs dans le peuple chinois, en particulier dans le monde des affaires et dans une élite politique disposée à défendre la tradition confucéenne.

L’intervention de Soros ne se donne ainsi à aucun moment les moyens de penser les ressorts profonds de l’autoritarisme chinois. Pour autant, cette prise de parole mérite d’être perçue comme un événement significatif, en tant qu’elle cristallise plusieurs prises de conscience au sein d’une section de l’élite globale : vis-à-vis des usages répressifs de certaines nouvelles technologies, tout autant qu’à l’égard d’un pouvoir chinois dont la conformation aux attentes de l’Occident paraît moins que jamais acquise.

Cela ne signifie pas que ceux d’entre nous qui croient à la société ouverte doivent rester passifs. En réalité, nous sommes dans une guerre froide qui menace de se transformer en une guerre chaude. D’autre part, si Xi et Trump n’étaient pas au pouvoir, il y aurait une opportunité pour développer une plus grande coopération entre les deux cyber-superpuissances.

Il est possible d’imaginer quelque chose de similaire à la Charte des Nations Unies issue de la Seconde Guerre mondiale. Ça serait une fin appropriée pour clore le cycle de conflit actuel entre les États-Unis et la Chine. Elle rétablirait la coopération internationale et permettrait aux sociétés ouvertes de s’épanouir. Cela résume mon message.

Sources
  1. Le Monde a également consacré en décembre un article en français sur le sujet.
Crédits
Illustration : Prospero Intorcetta, Philippe Couplet et al. Confucius Sinarum Philosophus, Paris, 1687, Domaine Public, Wikimedia Commons.
Le Grand Continent logo