Shakespeare en Chine

Quand le jeune Xi Jinping a été envoyé à la campagne sous la Révolution culturelle, il a lu tout Shakespeare. Comment le comprendre  ?

Murray J. Levith, Shakespeare in China, Londres, Continuum, 2004

On ne vit que deux fois. 莎士比亞 (Sha-Shi-biya), plus connu en Europe sous le nom de Shakespeare, est en train de connaître une renaissance en Chine. Sa maison de Stratford-upon-Avon est actuellement en train d’être reconstruite dans la province de Jiangxi, à San Weng (« Les Trois Maîtres »), aux côtés de celles de Cervantès et de Tang Xianzu, celui que le gouvernement désigne comme « le Shakespeare de l’Orient  ». Lors de sa visite officielle au Royaume-Uni en 2015, Xi Jinping avait reçu une édition des Sonnets de l’auteur des mains de la reine, et avait promis, citant La Tempête en plein Parlement, que « les événements du passé » ne seraient qu’un « prologue ». La même année, le gouvernement britannique avait déjà donné 1,5 million de livres à la Royal Shakespeare Company afin que les œuvres complètes de Shakespeare soient traduites en mandarin. Que faut-il voir derrière le rôle que joue la figure de l’écrivain élisabéthain dans les relations sino-britanniques ?

La Folger Library à Washington D.C. a discrètement avancé que l’accent mis par la Chine sur sa relation à Shakespeare « pourrait être vu comme une décision de marketing de la part du gouvernement chinois, dans le but d’étendre l’influence mondiale du soft power de la Chine ». The Economist a proposé la même interprétation en commentant les événements qui mirent en scène en 2017 le lien entre Tang Xianzu et Shakespeare, notamment une exposition qui circula dans une vingtaine de pays et une ouverture musicale mélangeant des extraits de Coriolan avec Du Liniang de Tang Xianzu, jouée à Londres, Paris et Francfort. Cependant, on peut s’étonner qu’aucun des deux articles n’ait questionné le fait que la Chine ait choisi Shakespeare plutôt qu’un autre pour accroître son soft power à travers le monde.

En effet, bien que Cervantès fasse lui aussi partie du complexe de San Weng, il ne viendrait à l’esprit de personne d’appeler Tang Xianzu « le Cervantès de l’Orient », ni non plus de le comparer à Racine par exemple. Tang est spécifiquement placé dans un cadre de référence britannique. En mettant l’outil qu’est l’« échange culturel » en perspective, il nous faut également souligner que ce n’est ni l’Inde, ni le Brésil ou encore la Russie qui construit actuellement une relation d’une telle envergure avec Shakespeare, mais la Chine, et que cette relation émerge après un siècle de traduction, de représentations et d’ouvrages critiques autour de l’auteur britannique, qui ont grandement participé à placer la Chine sur les scènes mondiales et nationales.

Traduire Shakespeare

La première mention de Shakespeare en Chine va de pair avec l’impérialisme occidental, la première référence connue étant une traduction d’un livre d’histoire britannique, arrivé en même temps que les colons lorsque commencèrent les guerres de l’opium.1 Son image perdura ensuite grâce aux missionnaires et aux diplomates, jusqu’à accéder à une première gloire en 1907, lorsque l’écrivain Lu Xun, celui que Mao nommerait plus tard « le sage de la Chine moderne  », affirma qu’il était primordial pour la Chine de se doter « d’un auteur chinois dans le style de Shakespeare, pour porter la voix de l’esprit national chinois. »2

La première traduction intégrale fut ensuite financée par les États-Unis. En 1924, ceux-ci proposèrent d’effacer 12,5 millions de la dette de guerre en échange d’investissements dans l’éducation et la culture chinoises. Cette décision politique conduisit un professeur chinois éduqué à Harvard à lancer un projet de traduction des Œuvres complètes du poète anglais.3 Cette traduction fut publiée en 1967. Entretemps, les pièces de Shakespeare commencèrent à être jouées et à devenir populaires dans différentes villes de Chine : la première fut étonnamment Le Marchand de Venise, dont le titre fut alternativement traduit en chinois par La Femme avocate, Une livre de chair ou encore par Assurer un prêt avec sa chair, suivi de Hamlet, Roméo et Juliette et Jules César.

Au fil du siècle, Shakespeare est devenu un produit culturel expressément chinois, jusqu’à servir de figure de proue à des campagnes en faveur du matérialisme dialectique. Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre cela, tournons-nous vers les histoires croisées de la façon dont on a traduit Shakespeare, dont on a joué ses pièces et dont on a écrit sur lui.

La mise en scène chinoise

La première image explicitement chinoise de Shakespeare apparaît dans les premières représentations du Marchand de Venise. Malgré les premières productions en costumes des XVIe et XVIIe siècles, avec des acteurs maquillés et en perruque – style de représentation qui demeure présent aujourd’hui –, l’objet du questionnement de la pièce n’est plus du tout la religion et les préjugés, mais l’éthique confucianiste. L’œuvre reprend ainsi le conflit classique entre li (la recherche du profit) et yi (l’amitié loyale)4, en gommant au maximum les références juives et chrétiennes – le personnage de Shylock par exemple n’est plus tant caractérisé par sa religion que par sa profession.

Cette refonte typiquement chinoise de l’œuvre met la voix de Shakespeare au service de « l’esprit national chinois » et n’est pas valable uniquement pour Le Marchand de Venise. Elle touche toute la production shakespearienne. Hamlet est présenté comme un drame entre un père et son fils, faisant écho à l’injonction confucéenne : « Soigne méticuleusement les funérailles de tes parents. » (Analectes, I, 9). En 1936, John C. Wu rédige un ouvrage important sur Shakespeare et le taoïsme, où il défend que l’idée fondamentale du taoïsme est l’interpénétration des contraires, et que « c’est exactement cela qu’avait vu Shakespeare ». Le poète anglais, selon lui, est « si habité par cette conception taoïste » qu’il l’applique à toute situation dramatique. « Les œuvres de Shakespeare peuvent être utilisées comme un manuel de taoïsme »,5 conclut-il.

Cette vision de Shakespeare est permise par un soutien financier occidental, mais elle est résolument sinisée. Ce type d’usage de l’art étranger est exactement celui qui permit à Mao d’affirmer : « Nous devons nous emparer de tout héritage littéraire et artistique de qualité et, par un regard critique, l’assimiler sous toute forme qui pourra nous être utile. » La question est alors de savoir comment les questionnements politiques de Shakespeare, propres au contexte britannique, se trouvent assimilés lorsqu’ils sont transférés dans un contexte chinois.

La critique shakespearienne

Au cours de la période qui précéda la Révolution culturelle, Shakespeare fut lu dans la tradition du marxisme-léninisme. En 1944, Yang Hui théorisa son approche en soulignant l’usage important que Marx et Engels avaient fait de Shakespeare, de sa biographie et de son environnement intellectuel, et en reliant la dimension politique de ses textes à la Chine. Dans sa préface à Timon d’Athènes, il écrit :

« Timon d’Athènes est la tragédie de l’or. C’est l’attaque virulente menée par Shakespeare contre sa société, son cri de colère. On observe la même situation en Chine aujourd’hui : l’ancien ordre moral est failli, et un nouvel ordre moral doit désormais être établi. »6

Pour Yang Hui, Timon d’Athènes est une pièce écrite en réponse à une société qui opère une transition de la féodalité vers le capitalisme, des seigneuries à la Cour et d’une aristocratie terrienne vers un État bureaucratique et mercantile. S’il s’agit d’un « cri de colère », c’est que ce nouveau monde, qui promet l’émancipation individuelle, conduit moins au progrès qu’à la destruction.

Le parallèle que Yang Hui établit avec la période qui lui est contemporaine cherche à montrer comment l’ordre politique que la Chine avait établi au début du XXe siècle commence à montrer ses limites. Timon d’Athènes devient alors une métaphore pour expliquer comment, en 1944 – comme en 1929 pour Gramsci –, la Chine assiste à la mort d’un ancien monde, et prépare l’émergence du nouveau.

Shakespeare sert ici de métaphore explicative à la situation politique chinoise, vue sous un angle marxiste-léniniste. Son œuvre est perçue comme un révélateur des tendances mondiales qui ont traversé l’Angleterre au XVIIe siècle et qui se manifestent en Chine en 1944. Si ces forces visent à la fin de la lutte des classes, la Chine en est certainement plus proche à cette époque que l’Angleterre. Le poète national anglais se trouve donc déplacé hors des prairies anglaises pour devenir la figure de ralliement d’une Chine aux portes d’une révolution globale.

Shakespeare pendant la Révolution culturelle

Cependant, au mois de janvier 1964, Libération, un journal de Shanghai contrôlé par le gouvernement, déclara que Shakespeare aurait dû avoir honte d’avoir écrit son œuvre :

« Quiconque s’agenouille devant Shakespeare ou devant d’autres artistes et écrivains est coupable de favoriser le capitalisme moribond. »7

Shakespeare suivit donc une trajectoire typique de la Révolution culturelle : ses livres furent retirés des librairies et ses pièces furent interdites dans les théâtres. Shakespeare s’était rendu coupable d’appartenir à la bourgeoisie qui, « bien que renversée, continuait toujours d’utiliser les idées, la culture et les habitudes de l’ancien monde pour exploiter les classes inférieures, corrompre les masses, emprisonner leurs esprits et tenter de revenir au pouvoir », selon les termes de la Décision relative à la Grande Révolution culturelle prolétaire du 8 août 1966. À ce titre, il appartenait à « la soi-disant culture occidentale, [qui n’était] rien d’autre qu’une culture impérialiste, qui est au plus haut degré réactionnaire, décadente et vicieuse ».8 Il fut donc remplacé par huit opéras aux thèmes prolétariens, dont Prendre la montagne du Tigre par la stratégie et La brigade des femmes rouges, exaltant toutes deux les exploits de l’Armée rouge.

Les années 1980 marquèrent moins une evolution du rôle joué par Shakespeare en Chine qu’une atténuation de ce qui existait auparavant. Les « Observations inaugurales » des Shakespeare Studies de 1983, publiées en Chine par le Quotidien du peuple, déclaraient ainsi : « Nous lisons le géant mondial Shakespeare depuis le contexte de la Chine moderne et de son histoire récente […] Nous tentons d’étudier Shakespeare dans une perspective marxiste […], et d’approcher son grand esprit depuis différents angles ».9 Shakespeare restait étudié dans la tradition marxiste, mais celle-ci n’était plus considérée que comme une opinion parmi d’autres.

Pourtant, en dépit des nouveaux objectifs assignés par l’État pour s’éloigner de la théorie marxiste, les representations des pièces de Shakespeare demeurèrent marquées par l’ancien discours marxiste. En effet, le premier Marchand de Venise joué après la Révolution culturelle fut promu par la Société shakespearienne de Chine comme une pièce qui ne visait pas à heurter les sensibilités en mettant sur scène des personnes s’embrassant, mais qui cherchait à « explorer et à montrer la profonde critique shakespearienne du féodalisme ».10 Bien qu’il fût une victime collatérale de la Révolution culturelle, Shakespeare devint ainsi le moyen pour une tradition marxiste révolutionnaire plus ancienne de perdurer dans une Chine en pleine transformation.

Pourquoi alors souligner le rôle de Shakespeare en Chine aujourd’hui ? L’attention qui lui est portée doit être mise en parallèle avec la place que le président Xi Jinping cherche à se donner dans l’histoire chinoise – en continuité avec le jeune Mao, en opposition avec les années de la Révolution culturelle, et comme celui qui réaliserait le projet maoïste dans le contexte mondialisé du XXIe siècle.

L’attention portée à Shakespeare doit aussi être mise en regard du succès du film chinois Jeunesse (Fang Hua), sous-titré en anglais et dont l’action se déroule pendant la Révolution culturelle. Ce film nous fait comprendre que l’industrie culturelle chinoise cherche désormais à prendre ses distances avec la Révolution culturelle, et à le faire dans un langage explicitement compréhensible par l’Ouest. À ce titre, Shakespeare constitue une figure idéale pour opérer ce changement, à l’échelle diplomatique des théâtres, des librairies et de la construction urbaine.

Utiliser Shakespeare pour éloigner la Chine de son propre passé et la projeter dans un futur différent, tel était en partie le message de Xi lors de son discours au Parlement en 2015, lorsque celui-ci mentionnait le danger que représentait la tentation de se procurer un ouvrage de Shakespeare pendant la Révolution culturelle :

« Alors que je n’avais que seize ans, je quittai Beijing pour un petit village du Nord-Ouest de la Chine, afin de vivre une vie de paysan pendant sept ans. À cette époque, je recherchais avidement des œuvres de Shakespeare. Je lus Le Songe d’une nuit d’été, Le Marchand de Venise, La Nuit des rois, Roméo et Juliette, Hamlet, Othello, Le Roi Lear, Macbeth. »

En 1943, Mao citait l’idée de Lénine selon laquelle la littérature était « l’écrou dans la machine, […] certes incomparable aux autres en importance, en urgence ou en priorité, mais […] néanmoins indispensable au tout ».11 Shakespeare, qui représente pour l’héritage chinois l’affirmation d’une position dans le monde, l’usage de fonds occidentaux pour le développement intérieur, la traduction de la culture chinoise en des termes occidentaux et la place privilégiée de la Chine dans un système de lutte des classes globale, fournit à Xi Jinping ce que la littérature révolutionnaire et prolétarienne fournissait à Lénine et Mao – un nouvel écrou pour une nouvelle machine, cette fois-ci mondiale.

Sources
  1. Murray J. Levith, Shakespeare in China, Londres, Continuum, 2004, p. 3. Les sources citées dans cet article proviennent largement de l’ouvrage de Levith.
  2. Cité par Zhang Xiaoyang, Shakespeare in China : A Comparative Study of Two Traditions and Cultures, Newark, University of Delaware Press, 1996, p. 101-102.
  3. Jonathan Spence, The Search for Modern China, New York, Norton, 1990, p. 284, p. 790.
  4. Zhang Xiaoyang, Shakespeare in China : A Comparative Study of Two Traditions and Cultures, Newark, University of Delaware Press, 1996, p. 221-222.
  5. John C.H. Wu, “Shakespeare as a Taoist”, T’ien Hsia Monthly, n°3 (1936), p. 116-136.
  6. Meng Xianqiang, A Historical Survey of Shakespeare in China, trad. Mason Y.H. Wang et Murray J. Levith, Changchun, Shakespeare Research Centre of Northeast Normal University, 1996, p. 82-101.
  7. Cité par Robert Guillain, When China Wakes, New York, Wlaker, 1965, p. 237.
  8. Cité par Michael Schoenhols (éd.), China’s Cultural Revolution, 1966-1969 : Not A Dinner Party, Armonk NY, M.E. Sharpe, 1996, p. 269.
  9. Cao Yu, “Learn From Shakespeare”, People’s Daily, 5 avril 1983.
  10. Cité par Fan Shen, “Shakespeare in China : The Merchant of Venice”. Asian Theatre Journal, 5/1 (1988), p. 23-37.
  11. Mao Zedong, “Talks at the Yan’an Conference on Literature and Art”, trad. Bonnie S. McDougall, Michigan Papers in Chinese Studies.
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